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Mais lui la regardait, l’œil sec, le front pensif,
Chancelant sur ses pieds comme s’il était ivre
Puis élevant la voix d’un effort convulsif :
« Oh ! dit-il, c’est affreux ! je n’y pourrai survivre !…
— « Que dis-tu malheureux ?… Dieu nous assistera.
— « Hélas ! de quoi nourrir l’enfant quand il naîtra
Si je ne suis plus là pour mener la charrue ?…
Louise, comme si quelque noble dessein
Lui venait, se dressa palpitante, éperdue :
— « Si je n’ai plus ton bras, n’ai-je donc pas mon sein ?… »
Dit-elle, en se frappant fièrement la poitrine.
« J’irai vendre mon lait dans la ville voisine
À quelque frêle enfant de noble ou de bourgeois ! »
— « Et que feras-tu donc du nôtre, pauvre femme ? »
— « Je sais dans le village une vieille, bonne âme,
Qui le soignera bien pour quelques sous par mois. »
— « Non ! tu cherches en vain, crois-le, ma bien-aimée,
À rouvrir pour mon cœur une route fermée.
Aux rêves d’avenir il nous faut dire adieu
Et prendre notre croix… vous le voulez, mon Dieu !… »

Comme ils s’abandonnaient à leur désespoir sombre,
L’un à l’autre enlacés, pâles, l’air égaré,
Un léger bruit de pas vient retentir dans l’ombre…
La porte s’ouvre… oh ciel ! c’est le bon vieux curé
Dont les cheveux blanchis forment une auréole.
« Mes amis, je sais tout ; dit-il, mais Dieu console
Les cœurs qu’il a frappés de son bras tout-puissant ;
Voici l’or qu’il faut pour payer un remplaçant ;