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Ils n’enviaient pas l’or dans leur abri champêtre :
Quand le bonheur nous vient, faut il donc l’acheter ?…
Nul n’aurait pu franchir leur seuil sans souhaiter
L’inaltérable paix les berçant sans secousse.
Aussi dans ce limpide et frais intérieur,
Le calme était si grand, la joie était si douce,
Le jour resplendissait d’un éclat si rieur
Que chaque âme s’y fût demandée, indécise,
Dans laquelle des deux le Seigneur habitait
Ou dans l’humble chaumière ou dans la grande église !…

Pendant les soirs d’hiver, le bon Paul racontait
Une vieille légende apprise de sa mère,
Puis ayant dit tous deux à genoux leur prière
Ils s’embrassaient. Louise, en attachant au cou
De Paul ses deux bras blancs, comme un collier d’ivoire,
Lui disait : « Oh merci pour ta jolie histoire ;
Moi j’en sais une aussi qui te plaira beaucoup ;
Mais il faut deviner… Car la dire… je n’ose…
Voudrais-tu bien avoir un petit ange rose ?…
Eh bien ! Dieu nous l’envoie… aime-moi donc toujours !…
— « Peut-être ! » répondit Paul en cachant ses larmes,
Car la conscription, l’appelant sous les armes
Pouvait briser leurs cœurs et briser leurs amours !…

Donc l’hiver s’envola comme s’envole un rêve :
L’un des premiers matins où le printemps se lève,
Paul embrassa sa femme au seuil de son logis,
Et séchant en riant ses deux grands yeux rougis
Partit pour le tirage en lui disant : « espère ! »