Page:Rodenbach - Le Foyer et les Champs, 1877.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On l’écarte en grondant, quand le repas assemble
La famille à la table où l’on s’assied ensemble.
On le sert dans un coin, sans plaindre ses douleurs,
Et comme un étranger il mange, et boit ses pleurs.
Bien amer et bien dur est le pain qu’on reproche !
Oh ! certe il eût voulu pouvoir mettre une roche
En place de son cœur ; il eût voulu partir,
Se faire mendiant, plutôt qu’être martyr.
Les passants, moins cruels, l’assisteraient sans doute.
Souvent au point du jour, croyant se mettre en route,
Il se traînait au seuil usé de son logis
Et, de son vieux mouchoir séchant ses yeux rougis,
S’en allait, maudissant leur noire ingratitude !
Mais la vieillesse a peur de l’âpre solitude,
Puis une vision céleste, un doux regard,
Et deux bras entr’ouverts rappelaient le vieillard.
C’était un frêle enfant qui seul l’aimait encore,
Projetant sur sa nuit l’éclat de son aurore,
Et venant quelquefois jouer avec l’aïeul,
L’embrasser, l’égayer, quand on le laissait seul.
L’amour de cet enfant consolait sa vieillesse,
Car toujours la ruine a besoin de jeunesse,
Et sous le lierre épais s’étale et sourit mieux.
Il s’approchait craintif du chérubin joyeux
Qui jouait dans le sable, insouciant, folâtre,
Ou regardait flamber quelques bûches dans l’âtre ;
Alors c’étaient des cris, des rires argentins
Qui rendaient au bon vieux ses souvenirs éteints.
Il semblait rajeuni, tant sa joie était franche :
L’enfant sautait sur lui, tirait sa barbe blanche,