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ses lèvres, un devoir éternel était né. Sa bouche lui semblait à présent une blessure vive, le point où ils s’étaient joints, où, durant une minute, ils n’avaient fait qu’un, et qui en restait comme saignant, douloureux d’un arrachement.

Il se réjouissait des choses qui s’étaient accomplies. L’obsession d’elle continua. Elle était belle vraiment, si excitante ! Un arôme fort de chair mûre, une fraîcheur comme du jus d’un fruit, lui persistait de sa bouche mangée et bue. Il aspirait à la reprendre, à la posséder toute, enfin…

Maintenant, il se rendait compte. C’est elle, et elle seule, qu’il désira de tout temps, quand un charme encore indéfini l’entraînait chez Van Hulle, auréolait les soirées du lundi, durant la grise semaine monotone, comme d’une attente de clair de lune. Il comprenait tout à fait, depuis la confidence reçue. Jamais il n’avait convoité Godelieve. Il avait, malgré lui, subi aussi un trouble d’elle parce que, secrètement, elle l’aimait et que l’amour influence, est un peu contagieux. Un instant, il s’était trouvé entre les deux sœurs comme entre deux fluides. Ceux-ci agissaient l’un et l’autre sur lui. À ce moment, il ne s’appartint pas. Quand Godelieve abdiqua, il redevint lui-même. Et c’est alors que sa volonté libérée avait choisi Barbe. Il l’aimait ! Il s’exalta à des effusions, à des contemplations, à ces premières rencontres des mains qui sont des attouchements, des endroits minimes où on se possède !