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Van Hulle d’ailleurs demeurait distrait, accaparé encore par ses travaux de la journée, les changements qu’il avait effectués, car, pour un collectionneur, déplacer les objets, c’est presque les renouveler. Il ne s’aperçut de rien, ni Godelieve non plus, qui paraissait toujours regarder plus loin, penser ailleurs. Borluut essaya des propos quelconques. Phrases machinales, mots nuls et qui vont sans but… Ah ! l’effort de réintégrer la vie quand on a plongé, d’un coup, jusqu’au bout de l’amour !…

Borluut eut de suite cette impression : un désarroi étrange, comme il l’éprouvait quand il redescendait du Beffroi ; il trébucha maintenant sur les mots comme il trébuchait sur les pavés. Il se sentait comme on est en revenant de voyage, un peu anormal, avec une impression de solitude en soi-même et d’indéfini. Est-ce qu’entrer dans l’amour est comme entrer dans une tour ?… Mais l’amour avait l’air d’une tour aux marches de lumière. Il lui semblait avoir quitté la vie, être monté très haut, encore une fois au-dessus de la vie. Ascension vertigineuse, escalier gravi à deux pour aller à la recherche de leurs âmes comme à la recherche de cloches… Durant toute la soirée, Borluut demeura épars, désemparé, mélancolique d’être redescendu.

Les jours suivants, la hantise de Barbe continua. Il comprenait maintenant qu’un événement définitif, inoubliable, s’était accompli. Qu’est-ce qu’il avait à tant raisonner, hésiter, s’interroger sur ses