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triste. Et si peu voyante, surtout ! D’autres villes sont ostentatoires ; elles accumulent des palais, des jardins en étages, des monuments géométriquement beaux. Ici, tout est sourdines et nuances. Architecture historiée, façades comme des reliquaires, pignons à gradins, portes et fenêtres trilobées, pinacles couronnés d’épis, moulures, gargouilles, bas-reliefs — incessantes surprises faisant de la ville comme un multiple paysage de pierre.

C’était un mélange du gothique et de la Renaissance, la transition sinueuse qui soudain étire en lignes souples et fleuries la forme trop rigide et trop nue. On aurait dit qu’un printemps brusque avait germé sur les murs, qu’un rêve les avait transsubstantiés — il y eut tout à coup sur eux des visages et des bouquets.

Cette floraison des façades se perpétuait jusqu’à maintenant, noircie par le travail des siècles, invétérée mais déjà confuse.

Le temps accomplissait ici son œuvre de délabrement. Une usure triste fanait les guirlandes, rongeait les figures, comme une lèpre. Des fenêtres bouchées étaient des yeux aveugles. Un pignon en ruine, étançonné, se traînait, eût-on dit, sur des béquilles, vers l’Éternité. Un bas-relief se décomposait déjà comme un cadavre. Il fallait intervenir, se hâter, embaumer la mort, panser les sculptures, guérir les fenêtres malades, assister la vieillesse des murs. Borluut s’était senti, d’emblée, cette vocation, en-