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heures dans la même chambre, sans se parler, heureux d’être ensemble, heureux du silence. Ils n’avaient pas la sensation d’être distincts l’un de l’autre.

Elle était vraiment sa chair. On aurait dit qu’elle le continuait, qu’elle le prolongeait hors de lui-même. Dès qu’il désirait une chose, elle l’exécutait aussitôt, comme il l’aurait fait lui-même. Il sentait en elle les mains et les pieds de sa volonté. Et c’est vraiment, à la lettre, qu’il voyait par ses yeux.

Vie à l’unisson ! Miracle quotidien, étant deux, de ne faire qu’un ! Aussi le vieil antiquaire tremblait à l’idée que Godelieve, un jour, pût se marier, le quitter ! Ce serait, à coup sûr, un vrai arrachement ; quelque chose de lui qui s’en irait loin de lui. Après quoi, il se retrouverait comme mutilé.

Il y songeait fréquemment, avec déjà une jalousie préventive. Il craignit d’abord qu’un de ces patriotes exaltés qu’il recevait chez lui, le lundi soir, pût s’éprendre de Godelieve. N’était-il pas imprudent de les accueillir ainsi ? Est-ce qu’il n’ouvrait pas lui-même la porte à son malheur ? Joris Borluut était jeune encore, et même Farazyn. Mais ils paraissaient devoir être des célibataires endurcis, comme ce Bartholomeus, le peintre, qui, lui, comme pour mieux s’assurer contre le mariage, était allé habiter l’enclos du Béguinage où il installa son atelier dans un des couvents délaissés. Celui-ci, eût-on dit, avait épousé son art… Or, les autres aussi, n’avaient-ils pas épousé