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se décida ! On possède par avance la destinée qu’on a choisie. On est déjà ce qu’on sera.

Joris entra dans la sérénité de la mort. Il récapitula sa vie. Il se remémora des choses lointaines, des épisodes d’enfance, les caresses de sa mère, quelques détails, ceux qu’on revoit, dans un éclair, à la minute où on meurt et qui résument nos jours. Il songea aussi à Godelieve, unique aube un peu rose ; revécut les doux commencements, leur mariage secret dans l’église.

L’église ! Il revit Dieu tout à coup. Dieu lui apparut, devint son interlocuteur, son témoin, presque son juge. Joris se défendit. Il croyait en Dieu. Mais en un Dieu sublime, non pas le Dieu des simples gens, qui leur défend de se tuer, parce qu’ils le feraient sans discernement, mais un Dieu toute-Intelligence et qui comprendrait. Il adora, s’humilia, retrouva des prières effacées, mosaïque un peu éparse et qu’il rejoignit.

De nouveau il pensa à Godelieve. C’était l’heure de supprimer ses lettres, dernier souvenir, reliques conservées, sachet de consolation gardé jusqu’ici. Il les relut, évoqua le passé, connut l’arrière-goût des baisers, l’odeur fantomale des fleurs séchées, la lie des larmes — toute cette tristesse incluse des vieilles lettres, dont l’encre est pâlie et semble elle-même retourner au néant. Puis il les déchira, les brûla.

Plus rien ne l’unissait à la vie.