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mille religieuses ont pour corollaire nos dix mille indigents que le bureau de bienfaisance entretient. Ce n’est pas ainsi que Bruges surmontera sa déchéance et redeviendra grande.

Borluut intervint. Sa voix était grave. On sentait qu’il croyait d’une façon très chère et très jalouse à ce qu’il commençait de dire :

— N’est-ce pas ainsi qu’elle est grande ? répliqua-t-il à son ami. Sa beauté est dans le silence ; et sa gloire, de ne plus appartenir qu’à un peu de prêtres et de pauvres, c’est-à-dire à ceux qui sont les plus purs, puisqu’ils ont renoncé. Sa meilleure destinée consiste à être quelque chose qui se survit.

— Non, riposta Farazyn, il vaudrait mieux lui rendre la vie ; il n’y a que la vie qui vaille ; il faut toujours vouloir la vie et aimer la vie !

Borluut reprit, d’une voix d’apôtre :

— Ne peut-on pas aimer aussi la mort, aimer la douleur ? La beauté de la douleur est supérieure à la beauté de la vie. C’est la beauté de Bruges. Grande gloire finie ! Dernier sourire immobile ! Tout s’est recueilli alentour : les eaux sont inertes, les maisons sont closes, les cloches chuchotent dans la brume. Voilà le secret de son charme. Pourquoi vouloir qu’elle redevienne comme les autres ? Elle est unique. On marche dans elle comme dans un souvenir…

Tous se turent. Il se faisait tard ; l’évocation émue de Borluut avait touché les âmes. Sa voix venait d’être la cloche qui sonne un accomplissement irré-