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— Oui, mais comment effacer tous les vainqueurs ?…

— Aucun ne fut le vainqueur, riposta Farazyn… Qu’on rétablisse ici le flamand, et la race est neuve, intacte, telle qu’au moyen âge. L’Espagne elle-même n’a rien pu sur l’esprit. Elle a laissé quelque chose uniquement dans le sang. Sa conquête fut un viol. Il n’en est résulté que des enfants qui, en Flandre, eurent ses cheveux noirs, sa chair ambrée… On en retrouve encore jusqu’aujourd’hui.

Farazyn s’était tourné, en disant cela, vers une des filles de l’antiquaire… Tous sourirent. Barbe, en effet, offrait un de ces types étrangers, violemment brune, avec la bouche rouge comme un piment dans le visage mat, cependant que les yeux étaient demeurés de la race originelle, couleur de l’eau des canaux.

Elle écoutait la discussion, intéressée, un peu fiévreuse, remplissant de bière blonde les pintes de grès ; tandis que, à côté d’elle, sa sœur Godelieve, indifférente, eût-on dit, et l’esprit ailleurs, accompagnait la causerie bruyante du ronronnement de son carreau de dentellière.

Le peintre les avait regardées :

— Certes, fit-il ; l’une, c’est la Flandre ; l’autre, c’est l’Espagne.

— Mais elles ont la même âme, riposta Farazyn. Tout le monde en Flandre est pareil. L’Espagne n’a pu atteindre l’âme… Qu’est-ce qu’elle nous a laissé :