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rivales, montées à hauteur égale, jetant la même ombre sur la ville qui appartenait ainsi pour moitié à chacune. Et elles s’éterniseraient jusqu’à la mort du soleil, indéfectibles, autant que les deux idées qu’elles résumaient, avec leurs briques se superposant à l’infini comme les individus dans un peuple !

Borluut vivait à l’écart, indifférent et un peu dédaigneux. Mais qu’est-ce, quand l’Action va tout à coup recommencer à être la sœur du Rêve ? Ô joie ! Pouvoir agir enfin, lutter, se passionner, connaître l’ivresse de l’apostolat et de la domination sur les hommes. Et cela en faveur d’un idéal ; non pour s’imposer soi-même et sa médiocre vanité, mais pour imposer l’Art et le Beau et mettre dans le temps un peu d’Éternité. Son Rêve était menacé, le grand rêve de sa vie, ce rêve d’une beauté de mystère, pour Bruges, qui serait faite de bruits tus, d’eaux dormantes, de rues inanimées, de cloches ouatées dans l’air, de maisons aux fenêtres long-voilées. Ville, belle d’être morte ! Voici qu’on voulait la faire rentrer de force dans la vie…

Il s’agissait de cet ancien projet de Bruges-Port-de-Mer, qui sembla chimérique au début, quand Farazyn, le premier, aux réunions du lundi soir, chez le vieil antiquaire, en exposa le plan. Peu à peu l’idée avait germé, grandi grâce à un zèle têtu, à une propagande quotidienne. Farazyn s’en était fait une arme de succès, l’outil sûr de sa notoriété.