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loin, c’est-à-dire avoir plus encore la sensation de se cacher et de se renier eux-mêmes.

Godelieve fut malheureuse.

Surtout qu’elle jugeait dangereux, même insensé, de songer à un départ avec Joris, à cause de la ville, loin de laquelle il souffrirait trop. C’était ici le milieu naturel de sa vie et de ses rêves ! Il ne pourrait plus vivre hors de Bruges. Godelieve, certes, se sentait aimée. Mais elle sentait aussi que quelque chose était aimé davantage. L’amour de la ville, pour Joris, était bien au-dessus de son amour de la femme. Il existait la différence entre ces deux amours qu’il y a entre une maison et une tour.

Godelieve devinait que Joris, à peine en allé, souffrirait d’une incurable nostalgie. Le regret de la ville le suivrait. L’ombre des anciens clochers ferait noirs tous ses chemins. Bruges était son œuvre, une œuvre d’art et de gloire qu’il avait à parfaire. Il était impossible d’espérer l’en arracher.

Mais est-ce que les événements ne sont pas maîtres de nos paroles et de nos décisions ? Godelieve tergiversait, discutait, avec elle-même et avec Joris, les aboutissements possibles de leur amour. Tout à coup, dans ce temps-là, elle eut une alerte tragique, qui faillit tout précipiter et changer. C’est la perpétuelle angoisse, et le châtiment peut-être, des passions illicites : la crainte que le péché se fasse chair. Godelieve fut terrifiée. Joris aussi, non moins que navré. Ceci était une ironie, une cruauté suré-