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c’est une livrée sombre que porte toute la foule humaine. Dès qu’un couple est en joie, il est si anormal, il viole la règle avec une telle audace, qu’il apparaît vêtu de clartés, les clartés d’un paradis d’où il revient, et où il s’en retourne. Le bonheur ainsi est voyant.

Il fut impossible que Barbe ne remarquât point le changement qui s’accomplit dans Joris et dans Godelieve. Qu’ils fussent heureux à la fois, c’est qu’ils étaient heureux ensemble. Elle avait observé certains indices, une plus grande intimité entre eux. Auparavant, ils ne se tutoyaient guère ; Joris la tutoya plusieurs fois et se reprit maladroitement. Dans le même moment, Barbe reçut des lettres anonymes, mode infâme, mais très habituelle dans la vie de province, où la médisance, l’envie, la méchanceté poussent comme l’herbe entre les pavés. On la félicitait de son retour ; on la raillait de sa complaisance à laisser sa sœur en tête à tête avec son mari ; on lui citait le lieu et la date de leurs promenades du soir, certifiées sentimentales et suspectes ; on l’avisait même qu’un jour ils étaient entrés ensemble au beffroi. Rien n’échappe en cette ville inoccupée et sévère, où la curiosité maligne alla jusqu’à inventer ce qu’on appelle un espion, c’est-à-dire un miroir double, fixé sur l’appui extérieur des fenêtres, afin qu’on puisse, même de l’intérieur des maisons, contrôler les rues, surveiller toute allée et venue, capturer, en cette