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C’était comme arrivé à un autre, ou dans une autre vie. Il s’étonna de s’être tant passionné, naguère, pour des buts qui lui apparaissaient vains. Qu’est-ce que cet amour pour la Ville, sinon une passion factice et glacée dont il leurra sa solitude ? Ce fut un amour d’hypogée. Et quel danger d’aimer la mort, quand la vie est là, toute simple et si belle ! L’amour est le seul bien. Joris l’avait longtemps méconnu. Il s’était créé une autre raison de vivre et plana, durant des années, dans le rêve, c’est-à-dire dans le mensonge. Il comprit maintenant que ce rêve de la beauté de Bruges était illusoire et décevant. Même réalisé, il ne lui donnerait aucun bonheur réel, et lui laisserait le sentiment des années perdues, de sa vie sacrifiée. Il faut jouir de l’heure, se créer des joies immédiates, mêler son être de chair au soleil, au vent, aux fleurs, et ne pas toujours introniser un Dieu en soi.

Joris vécut désœuvré et heureux. Son amour lui suffisait. Godelieve occupa seule ses journées. Il abandonna ses travaux en train. Des façades languirent, à demi restaurées, attendant son bon vouloir pour dépouiller leurs échafaudages, quitter ces linges et ces langes et surgir guéries du mal d’être vieilles. Ses projets furent négligés, même cette restauration de l’antique bâtiment de l’Académie dont il avait commencé les plans, méditant d’en faire une reconstitution aux grandes lignes sévères qui eût été pour lui un nouveau titre de gloire.