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temps où ils n’avaient pas pu s’y mirer, ce fut comme s’ils s’étaient perdus. Maintenant ils retrouvaient le visage l’un de l’autre au fil de leur vie.

Il semblait que tout le reste fût si court, si inconsistant, si peu réel et déjà tout enfui. Il n’y avait pas deux jours écoulés, depuis le départ de Barbe et leur intimité à deux dans la maison, qu’ils eurent l’impression d’avoir toujours vécu ainsi. Vie conjugale exemplaire ! Couple frémissant, jusqu’au bout, de la première extase ! Entente jumelle et qu’aucune divergence jamais ne diminue ! Joris demeurait émerveillé de la douceur de Godelieve, une humeur angélique, toujours égale à elle-même, comme si son âme était sous verre et que rien, ni la secousse d’aucun nerf, ni aucune parole, ni aucun vent, ni aucune poussière de la vie, ne pouvait l’atteindre et l’influencer.

Ah ! la sécurité d’une telle présence à son foyer, et la bonne lampe immuable qu’un tel amour !

Joris comparait, se souvenait encore par minutes de la flamme folle qu’était Barbe, qui lui fut toujours brûlure ou demi-nuit. Comme il porta la peine de s’être trompé, d’avoir écouté les mauvais conseils de la cloche, d’être si peu clairvoyant en redescendant de la tour !

Il jugeait maintenant, dans le cas où il aurait choisi Godelieve, quelle existence enchantée eût été la sienne. Et cela aurait pu être, cela aurait été, si