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sait dans sa fierté d’homme. Mais il n’en menait pas long. Barbe, habituée à ce que personne ne lui résistât, entrait vite dans une rage folle, l’apostrophait, s’avançait vers lui, agressive. Un jour, hors d’elle-même, ivre de fureur, elle cria une horrible menace, d’une voix rauque et qui faisait mal à entendre : « Je te tuerai. »

Joris avait pitié, laissait passer la crise, se sentant au fond de lui infiniment miséricordieux pour ce pauvre être, irresponsable sans doute, lui-même si lointain d’ailleurs, réfugié en lui, dans cet arrière-fond, cette dernière chambre de l’âme, où personne n’entre. C’est là qu’il retrouvait Godelieve, souriant en silence à son amour. Qu’importe le reste ? Barbe, après ces grandes secousses, demeurait brisée, chiffon de chair et de nerfs, voile tombée du mât. Elle gisait, un long temps, inerte et livide, dolente aussi, à cause du mal fourmillant dans tous ses membres : des fils s’étiraient au long de ses jambes, se nouaient aux genoux, conduisaient leur écheveau à sa gorge qui s’en bouchait à l’étouffer.

Elle s’en plaignait à Godelieve :

— J’ai mal ; j’ai mal !

Et sa voix filait en chanterelle, devenait une voix fêlée, une petite voix qui mue, une voix d’enfant malade et qui crie à l’aide. Elle se recroquevillait sur elle-même, aurait bien voulu se blottir, se réchauffer contre quelqu’un.

— J’ai si froid aussi !