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laisser surprendre ses travaux, montrer des toiles inachevées.

— Laissez ! Tout cela n’est qu’ébauché, à peine indiqué. Mais je sais ce que je veux faire. Voilà ! Je rêverais, puisqu’il s’agit de décorer l’Hôtel de Ville, c’est-à-dire la maison de tous, d’évoquer la ville elle-même dans ce qui est son âme. Il suffit d’en prendre quelques attributs, quelques symboles. Bruges est la grande Ville Grise. C’est cela qu’il faut peindre. Or le gris est du blanc et du noir. Le gris de Bruges aussi. Il faut choisir les noirs et les blancs qui le forment. D’une part — pour les blancs — les cygnes et les béguines : les cygnes d’abord, qui formeront un panneau, toute une troupe appareillant au long d’un canal, avec l’un d’eux qui s’effare, s’appuie des ailes sur l’eau, veut en sortir, comme un mourant veut sortir de son lit ; car il se meurt en effet, et chante, pour symboliser la ville qui devient œuvre d’art parce qu’elle est à l’agonie ; puis, pour les blancs encore, les béguines, formant un second panneau, les béguines qui sont aussi des cygnes ; elles déplacent un peu de silence en marchant, comme eux déplacent, en nageant, un peu d’eau ; et je les peindrai, elles, comme elles passent, là-bas, dans le cadre de ma fenêtre, traversant l’enclos après la messe ou les vêpres. D’autre part — pour les noirs — les cloches et les mantes, qui formeront deux autres panneaux jumeaux : les cloches, couleur de la nuit, qu’on verra cheminant