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vivre ! Mais est-ce qu’on n’aime pas toujours ce qui doit faire souffrir ? C’est le secret de la Destinée ; elle ne veut pas qu’on soit heureux, parce que le malheur est la règle et que, en se conquérant la joie, on découragerait de vivre les autres hommes. Notre Volonté soupçonne bien le piège ; elle voudrait nous sauver, faire un autre choix. Mais la Destinée est plus forte, et nous courons embrasser le malheur.

Joris mesurait mieux encore l’irréparable déveine de sa vie, maintenant qu’il s’était rendu compte, en habitant avec Godelieve, de son angélique douceur. Dire qu’il aurait pu vivre parmi cette bonté, cette quiétude, cette tendresse unie, cette voix ouatée, cette âme qui toujours acquiesce ! Il a passé près du bonheur ! Le plus désespérant, c’est qu’il s’en douta, hésita un long moment sur le choix. Joris se rappelait aujourd’hui ses indécisions, sa passion longtemps incertaine. Quand il allait dans la vieille demeure de l’antiquaire, il sentait seulement, par un avertissement de l’instinct, que c’était la maison de son avenir ; mais il n’en savait pas davantage. Il s’enquit, chercha ; son amour mal clairvoyant trébucha entre les deux visages. Ici surtout, ce fut la faute de la tour. Il se souvenait des hantises devant la cloche de Luxure qui, on ne sait pourquoi, lui suscita le désir de Barbe, l’image de son corps, svelte et souple comme celui des femmes pâmées dans les reliefs du bronze. Au sommet de la tour, il voulait Barbe. Quand il était redescendu dans la vie, il