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agonie, et le sourire d’extase sur sa face. Il entendit longtemps son cri suprême : « Elles ont sonné ! » Il avait donc atteint son rêve, à force de l’avoir désiré. Il faut se rendre digne des accomplissements…

Joris demeura songeur, faisant un retour sur lui-même, récapitulant sa vie.

Lui aussi avait vécu en plein rêve. Si on se mérite son rêve à force de renoncer à la vie, il pourrait à son tour se le mériter. Car il avait bien renoncé à la vie pour lui-même. Il s’était tout voué à la ville, extériorisé, transposé en elle. Sans doute qu’il lui serait donné, comme à Van Hulle, de contempler son idéal au moment de la mort.

Mais la minute est brève ! Et la réalisation du rêve, quant à lui, si anonyme ! D’autres, les artistes, les créateurs, doivent se voir, à cet instant, immortels, sacrés d’un laurier qui suffit à rafraîchir sur leur front la sueur de feu. Lui, à cause de son œuvre objective, pourrait seulement, un peu comme l’antiquaire, s’écrier avant de mourir : « La ville est belle… La ville est belle ! », sans jouir d’un orgueil personnel, ni vaincre la mort en sachant son nom déjà projeté dans les siècles. C’est pour cet aboutissement vain qu’il avait renoncé à la vie.

Joris resta, un long temps, troublé, perplexe, hésitant sur sa destinée et sur lui-même. Il avait jusqu’ici suivi un grand chemin monotone, sans s’arrêter, sans regarder aux alentours. Il avait vécu, aimanté par un