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cet amour du mensonge. Ce fut une mode, comme l’affectation de costumes ostentatoires. Balzac lui-même, dans cette toute cérébrale passion pour l’Étrangère, ne faisait qu’aimer un mensonge, le concrétiser dans une forme de femme inconnue, c’est-à-dire dans quelque chose qui était comme s’il n’existait pas. Dernier avatar du romantisme, pourrait-on dire, et de la lycanthropie de Pétrus Borel, s’obstinant à des attitudes pour étonner le vulgaire, et se survivant comme en un sport mental.

On peut considérer de la sorte telles mystifications laborieuses de Baudelaire, qu’il exerçait jusque vis-à-vis des humbles et des inoffensifs. Par exemple, passant un soir devant la boutique d’un charbonnier, il le vit, dans une pièce du fond, assis avec sa famille autour d’une table. Il semblait heureux ; la nappe était blanche ; le vin riait dans les flacons. Baudelaire entra. Le marchand vint vers lui, obséquieux, joyeux d’un client, attendant la commande.

— C’est à vous, tout ce charbon ? demanda-t-il.

L’homme fit signe que oui, ne comprenant pas.

— Et toutes ces bûches alignées ?

L’homme acquiesçait encore, croyant l’acheteur indécis.

— Et cela, c’est du coke ? c’est de la braise ? Ils vous appartiennent aussi ?