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moi aussi. Le visage seul importe, non pas un visage humain, ni le mien, ni le vôtre, ni même celui de Balzac ; mais celui qu’il eut quand il a regardé tout ce qu’il a vu. Pensez donc : avoir vu la comédie humaine ! Avoir vu les personnages de tant de romans qu’il a écrits, et les personnages de tant d’autres qu’il aurait écrits s’il n’était pas mort a cinquante ans, car il en avait vu, de la vie, pour écrire encore, jusqu’au bout, pendant des siècles, comme Delacroix mourant, qui disait avoir des projets pour peindre pendant quatre cents ans. Il avait vu toute la vie, toutes les passions, toutes les âmes, tout l’Univers. La terreur d’avoir vu tout cela, — et l’angoisse aussi ! Car ce n’était que pour un moment ; il fallait tout dire, vite. La mort prématurée était là… Elle était déjà sur son visage. Voilà le visage qu’il faut rendre, n’est-ce pas ? Voilà ce que doit être la statue d’un homme comme Balzac, dans l’éternité de Paris — sinon il y a le daguerréotype de Nadar : Balzac avec des bretelles !… »

Ce point de vue, conscient ou non, du sculpteur, peu s’en sont rendu compte. Et cependant il était le seul qui fut d’accord et logique avec le sujet imposé. Était-il possible de concevoir l’effigie de Balzac comme d’un écrivain ordinaire ? M. Rodin l’a vu énorme et effrayant comme il est en réalité. Et c’est la tête seule qui exprime