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Ensuite, il y avait les Lesdiguettes. Ceux-ci, père, mère, deux fils, une fille, étaient des bourgeois enrichis depuis deux générations à peine. Ils n’en mettaient que plus de passion à s’élever sur l’échelle mondaine, menant grand train, — pour autant qu’on peut mener grand train dans notre contrée, — éblouissant nos bons horlogers par la calèche qui les promenait en ville, par leurs toilettes d’été, par leurs voyages de vacances dont les détails fastueux défrayaient mille conversations, par les belles étrangères qu’ils recevaient parfois en séjour. On disait d’eux :

— C’est une famille qui a fait son chemin !

Mais on les critiquait à voix basse, et même on se moquait de leurs prétentions.

Leur vanité, d’ailleurs, souffrait d’un mal permanent : ils avaient une parente restée pauvre, qui s’appelait comme eux et que la ville connaissait sous le nom de Mlle Félicité. Elle donnait des leçons de musique. En vain ses « cousins » essayèrent-ils, à maintes reprises, de la faire renoncer à ce métier qui, jugeaient-ils, n’était point compatible avec la dignité de leur famille ; Mlle Félicité était une originale qui s’enorgueillissait de sa pauvreté, l’exagérait, l’affichait, et voulait absolument gagner sa vie. Très active, très âpre, elle enseignait le piano à n’importe qui, pourvu qu’on la payât si peu