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Au temps de notre adolescence, Philippe Nattier, avec ses grands yeux noirs, son front intelligent, ses traits réguliers et purs, était un garçon silencieux, presque morose, qui s’enfermait en lui-même, ne parlait à personne de ses affaires intimes, s’intéressait aux idées abstraites, et professait un profond mépris pour tout ce qui touche à la vie pratique. Il n’a point changé. Maintenant, il approche de la quarantaine ; quelques cheveux blancs se montrent au-dessus de ses tempes, qui commencent à se dégarnir ; sa forte barbe noire, dont il était justement fier, est déjà toute grise. Et quand je le rencontre, bien qu’à des intervalles éloignés, je retrouve, sous l’homme mûr et vigoureux, l’enfant qui fut mon camarade, l’adolescent qui fut mon ami. Nous passons des heures charmantes, pendant lesquelles nous parlons peu et pensons ensemble. Il n’a plus cette beauté qui, jadis, arrêtait les regards des femmes, mais sa figure a conservé tout son caractère : énergique et doux à la fois, pensif, bienveillant avec une pointe d’ironie. Il a dans les yeux cette lueur indéfinissable qui semble le reflet de trop de réflexions, de trop de voyages autour de soi-même dont le retour est rempli d’incurables mélancolies : car il a beaucoup vécu seul. Son cercle d’observation est demeuré borné ; mais, s’il a vu peu de gens, il les a bien vus ;