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LES FANTÔMES BLANCS

quel on avait donné le nom de Paul.

Il n’avait que deux ans, le cher petit être, et déjà des rivalités s’élevaient autour de son berceau. Mme Jordan et les deux servantes le disputaient à Marguerite qui riait et les laissait faire.

M. Jordan et le capitaine réclamaient aussi leur part des gâteries à prodiguer à l’enfant.

— Avec votre goût pour la vie de famille, vous auriez dû vous marier, mon vieil ami, disait Mme Jordan.

— Je n’ai pas le temps, voyez-vous, chère madame, répondait le capitaine en clignant de l’œil, mais je n’ai que quarante-huit ans et je vais y réfléchir.

Ses réflexions furent si sérieuses, qu’un soir il se présenta chez Mme Bernier.

— Vous me connaissez depuis 20 ans, ma bonne amie, dit-il. Vous êtes seule et moi aussi. Pourquoi ces deux isolements réunis ne formeront-ils pas un bonheur passable ! Nous adopterons une orpheline et nous aurons ainsi l’illusion d’une famille.

Mme Bernier tendit la main au capitaine :

— J’accepte, dit-elle, et je vais abandonner les affaires. Je gardais cette auberge pour mon neveu, mais il est parti, et je suis sans nouvelles depuis longtemps.

— Vous m’avez jadis parlé de cet enfant, alors au Séminaire. Quel était son nom ?

— Charles Bernier, mais nous l’appelions plus souvent Charlot.

— Charlot ! s’écria le capitaine. N’était-il pas de petite taille, avec une figure espiègle et des yeux noirs brillants ?

— Mon Dieu ! dit Mme Bernier, vous l’avez rencontré ?

— Celui qui correspond à ce signalement était à mon service, depuis plus de deux ans. Je l’ai laissé au château de Vilarnay. On l’aime beaucoup là-bas. Il reviendra sans doute avec M. Georges.

— Que Dieu vous entende, mon ami, je serais si heureuse de revoir cet enfant.

Un mois plus tard, Harry apportait la nouvelle qu’un navire venait d’entrer dans le port.

— Si nos amis étaient à bord, soupira Marguerite.

— Notre chère Odette ! dit Mme Jordan. Je voudrais pourtant la voir avant de mourir !

— Qui parle de mourir ? dit une voix joyeuse.

Et la figure animée de Philippe s’encadra dans la fenêtre ouverte.

— Monsieur de Seilhac ! s’écria Marguerite, et Odette ?

— Quelque part sur la route, j’ai voulu être le premier à vous faire pressentir l’heureuse nouvelle.

— Les voilà ! cria Nanette.

On se précipita au devant des chers voyageurs. Mme Jordan, après avoir embrassé Odette, enleva le bébé que portait la jeune femme, et tendit la main à Georges :

— Soyez le bienvenu, monsieur de Villarnay, vous et les vôtres, ajouta-t-elle.

Georges présenta sa mère.

— C’est une famille nombreuse qui vous arrive, ce soir, dit la comtesse en serrant la main de M. et Mme Jordan.

— Une famille qui ne fera qu’une avec la nôtre, madame la comtesse, répondirent gracieusement ceux-ci.

Philippe vint présenter sa femme et sa fille, une ravissante enfant de deux ans.

— Deux filles de plus, madame, dit Éva en embrassant Mme Jordan.

— Ah ! chère petite, que nous allons être heureux !

Odette et Marguerite étaient restées l’une près de l’autre. Georges et Philippe s’approchèrent d’elles avec Mme de Villarnay et Éva.

— Odette me dit que vous êtes une mère pour elle, dit Marguerite, voulez-vous être la mienne aussi ?

La comtesse l’embrassa, et s’assit à côté d’elle.

Odette attira Éva vers Marguerite.

— Notre sœur Éva, dit-elle.

— Et votre nièce, Valentine, dit Philippe en plaçant sa fille sur les genoux de la jeune femme.

— Et voici, ma chère petite Lily, dit Harry, qui apportait le bébé d’Odette. Comme notre chère religieuse va être contente de vous voir tous.

Le lendemain, Robert de Kermor, ou mieux le père Robert, et son ami, le vieux Breton, vinrent faire une visite d’adieu, le père Robert allait évangéliser les sauvages, et Yves ne voulait pas quitter le fils de sa chère Yvonne.

Robert paraissait heureux du bonheur de ses amis, et en leur serrant la main au moment des adieux, il promit de revenir dans un an.

— J’aurai peut-être un petit Robert à vous présenter alors, dit Philippe en riant. Le missionnaire sourit à cette plaisanterie qui tendait à égayer le moment de la séparation.

— Dieu vous garde, dit-il, et il s’éloigna…

Charlot était allé tout droit chez Mme Bernier dont il ignorait le mariage. Ce fut Levaillant qui le reçut :

— Nos amies sont arrivés, dit le capitaine, mais veux-tu me dire ton nom ?

— Inutile, capitaine, je suis ici chez ma tante.

— Alors, viens embrasser ton oncle, dit Levaillant.

Ainsi tous nos héros étaient réunis à Québec, sauf la vieille Angèle qui, s’étant attachée à Corentin et à sa femme, n’avait pas voulu les quitter.

— Vous allez retrouver votre vieille Nanette, avait-elle dit à Odette, laissez-moi près d’Anaïk, qui serait trop seule dans ce grand château où vous reviendrez j’en suis certaine.

. . . . .

Deux ans plus tard, le père Robert revenait à Québec, un peu fatigué par ses travaux apostoliques. Ses supérieurs exigèrent qu’il se reposât, avant de retourner dans ses missions lointaines.

À la première visite qu’il fit chez ses amis, Philippe, après lui avoir serré la main, alla chercher un joli enfant qui jouait dans son berceau et l’apporta au missionnaire.

—Voici mon petit Robert, dit-il. Bénissez-le mon père, cela lui portera bonheur.

FIN