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LES FANTÔMES BLANCS

— Je n’ai pas l’habitude des belles maisons, dit Angèle. Monsieur Georges vous dira ousqu’on a passé l’hiver. Mais j’connais ses goûts et ceux de mam’zelle Odette, j’ferai mon possible.

— J’ai appris notre malheur en route, dit Georges à sa mère, et j’avais hâte de vous rejoindre, sachant que vous étiez seule avec Éva et de jeunes serviteurs. À propos, chère maman, quel est ce grossier personnage qui m’a interpellé au moment où je donnais, un ordre au domestique ?

— Ce doit être l’intendant, soupira la comtesse.

— J’arrive à temps pour protéger ma mère. Demain, nous réglerons le compte de ce rustre. Dans quelques jours, mes chasseurs seront ici avec mon ami, le baron de Kermor qui va passer l’hiver ici. Vous ne serez plus seule…

— Que Dieu le veuille, mes chers enfants. Ce sera bon de sentir ma vieille demeure peuplée de cœurs dévoués et d’enfants chéris.

— Ma tante, dit Philippe, toutes ces émotions creusent l’estomac ; si on nous servait un souper quelconque. Je suis sûr que notre petite Odette meurt de faim.

— Parlez pour vous, méchant taquin, riposta la jeune fille.

— J’ai donné des ordres à la cuisine, dit Éva. On a servi un souper froid. Venez, petite Odette.

— Commencez par servir M. de Seilhac, dit celle-ci, autrement il pourrait prétendre que j’ai grand faim.

— Méchante !… dit Philippe, en la menaçant du doigt.

— Tu n’a pas volé cette réplique, farceur incorrigible, dit Mme de Villarnay qui riait de tout son cœur. Pourquoi taquiner cette enfant ?

— Par habitude, chère tante, et aussi dans un but intéressé. Ne riez pas, c’est ma manière, à moi, de cajoler ma future cousine, afin qu’elle me tolère sous son toit.

— Idée bien digne d’une tête de méridional, répliqua Georges.

— Le jeune homme que j’ai vu dans la cuisine doit être un de vos élèves, cousin Philippe ? demanda Éva.

— Charlot ! celui-là n’a pas besoin de maître, et pourtant, il est Canadien…

— Cela ne prouve rien, répliqua Mlle de Villarnay. Les Canadiens sont les descendants de braves pionniers partis de tous les points de la France. Pourquoi ce jeune homme n’aurait-il pas dans les veines un peu de sang gascon ?

C’était logique, aussi tous se mirent à rire. La comtesse se leva de table et s’approcha d’une fenêtre. La tempête qui menaçait depuis l’après-midi, était alors dans toute son horreur. Le vent, soufflant avec rage, tordait la cime des grands chênes du parc ; les éclairs, se succédant sans intervalle, mettaient de longs zigzags de feu dans le ciel sombre, et les éclats de tonnerre, répercutés par l’écho des hautes montagnes, produisaient un grondement continuel.

— Quel temps ! murmura Mme de Villarnay, et que je bénis Dieu de n’être plus seule. Georges, tu me dois le récit des événements qui se sont passés depuis le départ de Philippe. Suivez-moi au salon.

On la suivit, de Seilhac qui marchait près des jeunes filles dit à sa cousine en lui pinçant le bras :

je n’ai pas eu le dernier mot ce soir, ma belle Éva ; mais prenez garde… Et vous aussi, princesse Odette, gare…

— Oui, si vous voulez vous faire griffer, on vous conseille d’y venir, répondirent, les deux nouvelles amies en prenant place près de la comtesse.

Georges alors raconta tout ce qui s’était passé depuis que Philippe l’avait quitté à la ferme aux érables : son installation à St-Thomas et son départ pour la forêt, ou un serment solennel les confinaient jusqu’au retour au pays ; il dit la touchante histoire des sœurs de Paul, celle non moins touchante de Bob et le dévouement de celui-ci, puis la guérison d’Odette et la séparation des deux sœurs au moment de leur départ pour l’île. Il parla du signal inventé par Levaillant pour avertir Marguerite, puis l’embarquement.

— Quel enchaînement de circonstances, dit la comtesse, et comme la main de Dieu est visible dans tout ceci. J’ai hâte de connaître M. de Kermor.

— Vous l’apprécierez comme nous, chère tante, dit Philippe, et pourtant c’est le côté comique de nos aventures que Georges a laissé dans l’ombre.

— Contez nous donc cela, mon cousin, demanda Mlle de Villarnay.

Alors Philippe raconta, avec sa verve méridionale, les soupçons du père Vincent, ses insinuations perfides contre Bob, et les espiègleries de Charlot, leur voyage à St-Thomas et l’espionnage exercé par le vieux autour du camp que gardait Jacques le Normand, l’histoire des bêtes à grand poil, inventée par celui-ci, et enfin, l’arrivée des sauvagesses qui avaient mis le comble à l’émoi du vieux chasseur. Puis il termina son récit en parlant de l’affiche clouée par Charlot aux parois de la cabane. Ce fut un rire général.

— Maintenant, allons nous reposer, mes enfants, dit la comtesse. Quelle bonne nuit, nous allons passer !

— Laissez-moi remplacer Angèle pour cette nuit, dit Éva, en entraînant Odette. C’est si bon d’avoir une petite sœur. Vous me donnez l’illusion d’avoir retrouvé ma chère Valentine.

— Et moi, celle de n’avoir pas quitté Marguerite, répliqua l’enfant en embrassant Mlle de Villarnay.

Jacques, le père Yves et Corentin arrivèrent au château le lendemain. Ils trouvèrent Charlot qui les attendait dans la cour.

L’intendant qui, depuis le matin, surveillait les agissements de Charlot, voyant que celui-ci ouvrait la grille, s’écria furieux :

— De qui tenez-vous la permission d’introduire ces manants ici ?

— Manant toi-même ! cria Jacques. Nous sommes les serviteurs de M. de Villarnay, et nous entrerons, en dépit de ta figure de fouine.

— Là, dit Corentin, ne vous fâchez pas l’homme. C’est-y que vous croyez être le maître ici, censément.

— Faudrait voir, dit à son tour le père Yves ; on va en causer à M. Georges tout à l’heure.