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LES FANTÔMES BLANCS

s’empêcher de rire de l’air important qu’esseyait de prendre son cousin.

— J’emmène Angèle, dit Odette. Vous voulez bien, mon ami ?

— Mais certainement, ma chérie. Serez-vous contente Angèle ? La bonne vieille s’essuya les yeux avec son tablier.

— J’aurais pas osé le demander, murmura-t-elle.

— Maintenant, nous allons régler les conditions du départ, dit Levaillant. Demain, dans la matinée, Charlot, Jacques et moi, nous allons partir en avant, afin de conduire Marguerite et Nanette chez elles. Les autres escorteront Odette et Angèle. Vous n’emporterez aucun bagage, à part les couvertures. Nous vous rejoindrons quelque part, dans le chemin de la Basse-Bretagne. À présent, comme il faut songer à tout pour assurer notre sécurité, vous allez vous installer chez vous Marguerite, et si on vous interroge, dites que vous êtes allée faire un voyage. Tous les soirs à partir du 20 courant, observez l’horizon dans la direction des îles ; le signal de notre départ sera un grand feu allumé sur notre île. Je crois que la lueur de ce feu, montant dans la nuit, se verra de très loin. Alors, vous l’apercevrez de vos fenêtres, et vous prendrez la route de Québec, pendant que nous voguerons vers la France.

Les préparatifs ne furent pas longs. Le soir, on se réunit au camp principal ; Marguerite et Odette avaient voulu passer cette dernière soirée avec les chasseurs.

— Je voudrais bien voir la binette de ceux qui vont trouver ces camps, prêts à les recevoir, dit Jacques.

— Bah ! il s’écoulera des années avant qu’on les découvre.

— Mais si vous le permettez, capitaine, je vais leur laisser un renseignement ! dit Charlot.

— Donne-leur ce que tu voudras, riposta le capitaine Levaillant qui riait d’avance.

Il y avait de la chaux dans un coin du camp ; Charlot en prit un peu qu’il délaya avec de l’eau, puis il cloua de grandes écorces de bouleaux aux parois de la pièce, sur lesquelles il écrivit en lettres d’un pied ces mots : « Manoir des Fantômes Blancs ».

Cette dernière malice de l’incorrigible gamin fit rire tout le monde. C’était un heureux dérivatif aux pensées d’adieux et de longue séparation qui mettaient une angoisse au cœur des jeunes filles.

La prière fut longue et fervente de part et d’autre. À la veille d’un si long et incertain voyage, chacun éprouvait le besoin d’implorer la protection du ciel.

Le lendemain, vers dix heures, tout était prêt pour le premier départ. Marguerite très pâle, mais calme, serra les mains de tous les chasseurs, réunis autour d’elle et, prenant Odette dans ses bras, elle l’embrassa longuement.

— Tu ne m’oublieras pas, disait l’enfant qui pleurait. Ah ! ne t’avoir retrouvée que pour te perdre.

— Nous reviendrons bientôt, ma chérie, dit Georges en détachant Odette des bras de sa sœur, songe qu’une famille nous attend là-bas, et nous reviendrons tous ensemble. Au revoir, Marguerite, priez pour nous, bonne Nanette et mes amitiés aux bons amis de Québec.

— Mon meilleur souvenir à M. de Kermor, répondit Marguerite, et après un dernier baiser à Odette et un geste amical à Angèle, elle prit place sur la traîne qui l’attendait. Nanette, après un gros baiser à Odette, dit à Georges en lui serrant la main :

— Ramenez-la bientôt. Au revoir.

Deux heures plus tard, le reste de la troupe se mettait en marche. Odette, rassérénée, souriait au père Yves, et battait des mains lorsqu’un lièvre montrait ses longues oreilles à travers les branches.


CHAPITRE XXI
LE SIGNAL.


Trois semaines se sont écoulées depuis l’arrivée des chasseurs dans l’île, et, au moment où nous les retrouvons, un navire les attend à quelques encâblures du rivage. Il ne reste plus que Jacques et Charlot dans l’île, les autres sont réunis sur le pont du navire.

Il était huit heures du soir, le temps était beau et le St-Laurent, très calme, semblait un vaste miroir où se reflétaient les étoiles.

Jacques et Charlot rejoignirent leurs compagnons et la chaloupe qui les avait amenés fut hissé à bord. On partait. Soudain, une immense gerbe de feu monta dans le ciel, éclairant la nappe liquide à plusieurs milles à la ronde. C’était le signal promis à Marguerite.

— À genoux, mes enfants ! cria le capitaine, faisons un vœu à Notre-Dame pour le succès de notre voyage. Et le capitaine, tête nue, prononça la formule du vœu qui fut répétée par tous les assistants.

— Le cantique, maintenant, ordonna le capitaine.

Et Jacques, qui possédait une belle voix de basse, commença ce vieux cantique, si sublime dans sa naïveté :

Notre Dame de la Garde,
Très digne Mère de Dieu,
Soyez notre sauvegarde
En tout temps et en tous lieux.

Le navire filait rapidement sous la brise grandissante ; le capitaine commença l’« Ave Maris Stella ». Cette fois, ce fut un chœur puissant qui s’éleva vers le ciel ; Robert, Georges, Philippe et Odette mêlèrent leurs voix à celle du capitaine tandis que bien loin derrière eux l’incendie allumée sur l’île colorait l’horizon de rouges lueurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marguerite attendait avec impatience le signal fourni par le capitaine Levaillant. Aussi, ce fut avec une joie intense qu’elle vit s’élever dans le ciel, le reflet de l’incendie allumée par les chasseurs.

— Nous partons demain, dit-elle à Nanette. Allons chez le père Baptiste.

Le père Baptiste était le propriétaire d’une goélette qui faisait un service de cabotage entre Québec et les paroisses échelonnées le long du fleuve. Marguerite lui avait demandé de la transporter à Québec.