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LES FANTÔMES BLANCS

m’appelez votre petite sœur, et que je prenais pour mon frère… Parlez…

La voix de la jeune fille était frémissante, et la fièvre donnait à son regard une étrange fixité.

— Dites-lui tout, de grâce, murmura Marguerite alarmée.

Georges, très ému, raconta sa première rencontre avec Odette, et l’illusion de la pauvre enfant ; le mensonge qu’il s’était permis, dans l’espoir de hâter sa guérison, puis le drame horrible qui l’avait obligé de la recueillir chez lui. L’arrivée de Philippe, le même soir, l’insistance d’Odette pour les accompagner. À mesure qu’il parlait, les traits de la jeune fille perdaient leur fixité inquiétante, et le sourire revenait sur ses lèvres. Lorsque Georges eut…

— Ainsi vous me pardonnez de vous avoir laissé cette illusion que j’étais votre frère, petite Odette ?

— Cette douce illusion m’a guérie ; vous êtes mon frère par les soins dont vous m’avez entourée. Je veux rester votre sœur, Georges. Celui-ci serra la petite main qu’il avait gardée dans la sienne. Le capitaine Levaillant, heureux du bonheur de tous ces êtres, qui étaient pour lui une famille, chuchota à l’oreille de Philippe :

— Hein ! il va bien notre ami Georges ! Ma parole, ce sont des fiancés que nous allons ramener en France.

— Bagasse, je crois que vous avez raison, capitaine, dit de Seilhac en riant. Mais Odette les observait, elle fit un signe à Levaillant :

— Qu’avez-vous à rire ? dit-elle. Vous moquez-vous de moi, par hazard ?

— Je ris de vous voir enfin heureuse, mes petites, mais c’est assez d’émotions pour ce soir. Bonne nuit, et, à demain ; Nanette, je vous les confie. Empêchez-les de bavarder, il faut qu’elles reposent.

— Soyez tranquille, capitaine, je vais éteindre les lumières.

— Fameux moyen, Nanette ! dit Philippe qui riait aux larmes. Viens-tu Georges ? Bonne nuit, mesdames !

— Bonne nuit, méchant moqueur, répliqua Odette, et la porte se referma sur les trois hommes qui gagnèrent le camp principal.


CHAPITRE XIX
CHARLOT TRIOMPHE.


L’excitation était grande parmi les chasseurs. L’accident arrivé à la demoiselle, l’arrivée inattendue du capitaine de l’île, l’absence de Bob et du petit Breton, autant que le long conciliabule qui avait lieu dans le camp d’à côté, ne contribuaient pas peu à mettre les têtes en ébullition. Seuls, le pères Yves, Jacques et Charlot ne prenaient aucune part à l’entrain général.

Le vieux Breton fumait sa pipe. Jacques, armé d’un couteau, façonnait un joli coffret qu’il destinait à Odette, et Charlot, la tête rejetée en arrière, semblait méditer quelques malices.

— Y a longtemps que je l’dis, s’écriait le père Vincent, en prenant une pose d’orateur. Vous « risiez » de moi quand j’vous disais qui y avait queuque chose qu’y allait mal. Ben ! vous l’voyez au jour d’aujourd’hui. L’Bob est pas r’venu, et c’est l’capitaine de là-bas qui s’amène ; et pis ces sauvagesses ! Si on v’nait dire que les Anglais arrivent, ça m’surprendrait pas.

— Moé, c’qui m’démanche, dit Pierre, cé les sauvagesses. On m’ôtera pas d’l’idée que cé des hommes déguisés en femmes.

— Ça s’pourrait ben, mais s’ils r’viennent du p’tit camp, m’est avis que ce vieux coquin d’Yves, qui fume là-bas comme un tuyau doit en savoir queuque chose, pisque c’était lui qui gardait, dit un autre.

— On allait jamais dans ce camp-là, nous autres. Y avait peut-être ben longtemps qu’elles étaient là les sauvagesss.

— T’es un menteur, Vincent, cria Jacques le Normand avec colère. Pas plus tard que l’aut’e jour, t’es v’nu écornifler au p’tit camp ; même que j’t’en ai conté une bonne. Voyons, Charlot, conte donc l’histoire des bêtes à grands poils, moé ça me fait tromper pour finir ma boîte.

Charlot, qui cherchait depuis plus d’une heure quelle manière il pourrait employer pour faire taire le père Vincent, ne se fit prier que pour la forme.

— Il y avait une fois, mes amis, dans un p’tit coin de la Nouvelle-France, un camp de chasseurs, braves comme l’épée du roi, et unis comme les doigts de la main. Ces braves gens avaient pour cuisinier, un bonhomme pas mal grognard, qu’on appelait… J’vas t’y vous dire son nom, les amis ?…

— Oui, oui, parle Charlot, crièrent les chasseurs en battant des mains.

— Ferme ta boîte, ou ben, j’vas t’la fermer, polisson ! cria le père Vincent en essayant de se jeter sur le jeune homme. Les autres chasseurs qui riaient à se tordre, l’en empêchèrent.

— Là, dit Charlot, ironique. C’est-y moi qui l’as dit vot’nom !… Pourquoi que vous vous fâchez, mon père Vincent ?

— Canaille ! polisson ! hurlait le vieux que les chasseurs avaient peine à maintenir. Je t’étranglerai, galopin !…

— Doucement, dit Levaillant en entrant dans la pièce. Qui parle d’étrangler ici ?

Sous le regard sévère du capitaine, les rires cessèrent, et le père Vincent, enfin libre, bondit sur Charlot… Mais la main de fer du capitaine le tira en arrière et le jeta sur un banc.

— Reste-là, dit-il, et vous autres, racontez-moi les motifs de cette scène. Parle Jacques !

Jacques raconta les insinuations du père Vincent, sa jalousie contre Bob, et l’espionnage qu’il faisait du petit camp, l’histoire des bêtes fantastiques que lui, Jacques, avait été obligé d’inventer pour se débarrasser du bonhomme, sans trahir le secret de Bob et du lieutenant. Enfin, sa dernière assertion qui avait provoqué la querelle, à laquelle l’entrée du capitaine avait mis fin.

— Je vous avais déjà averti, Vincent, dit Levaillant d’un ton ferme, que votre envie de tout savoir et de toujours soupçonner le mal, pouvait avoir des conséquences regrettables. S’il ne s’était pas trouvé quelqu’un pour vous ridiculiser, et faire rire à vos dépens, peut-être que les chasseurs vous auraient pris au sérieux, et cela eut amené la discorde. Et toi, gamin, continua le capitaine, en s’adressant à Charlot,