revers de sa manche et croisant ses jambes l’une sur l’autre, il commença :
— C’est bon d’vous dire, mes amis, que c’est pas un conte que j’vas vous conter, mais une vérité vraie. J’ai été quasiment témoin de la chose, qui s’est passée dans ma famille, puisque mon frère, Michotte, en a été l’héros, comme on dit dans les livres. C’était donc après les récoltes ; y commençait à faire noir, quand mon frère, Michotte, partit du moulin pour s’en r’tourner chez lui, au Rocher. Quand il eut passé les dernières maisons, il entendit courir derrière lui ; y se r’tourne, c’était une gros bélier noir, dont les yeux brillaient comme des tisons, qui suivait la voiture. Mon frère met son cheval au trot : le bélier ne fait ni deux, y saute sur le derrière de la charrette ; j’vous mens pas, mes amis, mé mon pauv’e frère sentait les cornes du bélier qui lui brûlaient l’dos. L’cheval filait comme une belle poussière. On aurait dit qu’il avait aussi peur que son maître qui se faisait petit sur le devant de la voiture, en faisant force signes de croix et marmottant toutes les prières qui passaient par la tête. Arrivé à la montée, il se dit : « Si j’débarque pour ouvrir la barrière, j’sus un homme fini ; sautons par-dessus, hop !… ». Il enlève son cheval et saute la barrière qui avait bien, j’voudrais pas mentir, cinq bons pieds de hauteur. Il franchit la « montée » à toute allure, et vint s’arrêter tout tremblant auprès du perron. Mon frère, sans regarder derrière lui se précipita dans la maison, barra sa porte du mieux qu’il put, et se fourra dans son lit, sans dire un mot à personne. Le lendemain matin, l’homme engagé trouva le cheval à la même place, la pauvre bête avait eu assez chaud qu’elle avait encore le corps couvert d’écume. Le bélier noir était parti. Depuis c’soir-là, mon frère, Michotte, est assez peureux qu’il peut pus sortir tout seul, le soir. Et pourtant, c’était un homme que mon frère, j’vous l’dis !
— Ta, ta, ta, dit l’endiablé Toinoche, on le connaît Michotte un vieil ivrogne qui lève le coude plus souvent pour boire un verre, que pour faire le signe de croix ! Allons nous, coucher. Bonsoir, la mère !
— Ô jeunesses ! mâchonna le vieux que ses accolades à la cruche avaient rendu larmoyant, pourtant mon frère, Michotte, n’était pas un menteur… Et sur cette parole consolante, il suivit ses compagnons, non sans faire de nombreux zigzags.
— Tu ne t’imagines pas la Catiche, dit-il à sa femme, comme il a neigé à soir ; les chemins vont être trop « boulants » pour aller au bois.
La Catiche, en femme bien apprise, se contenta de sourire en aidant son vieux à se mettre au lit… Le bonhomme rêva qu’il était poursuivi par des loups-garous qui dansaient une ronde infernale sur l’air de « De Profundis ».
Nos lecteurs ont, sans doute, reconnu les chasseurs dans l’apparition fantastique qui vient de terroriser les clients de la mère Laponne.
Ils se rendaient, comme d’habitude, au Cap St-Ignace, où les chaloupes de l’île venaient chercher les fourrures et apporter des provisions. La chasse avait ôté fructueuse, et, comme un printemps hâtif promettait une débâcle prochaine, le capitaine Levaillant avait résolu de transporter tout son monde dans l’île pendant que la traversée était encore praticable.
Une fois là, ils attendraient, en toute sécurité, l’arrivée du navire. Bob avait rejoint la troupe ; la bouteille circula à la ronde, et Philippe, qui faisait parti de l’expédition, dit à ses hommes :
— Nous n’aurons pas de provisions à rapporter, car sitôt notre retour au camp, c’est le grand branle-bas du départ définitif.
— Bien vrai, lieutenant ! s’écria Jacques, le Normand, en exécutant une pirouette. J’ai envie de chanter !
— Prends garde, dit Marcel, les loups-garous ne chantent pas, ni les revenants non plus.
— Au diable, tes imbéciles de compatriotes, avec leurs contes de ma mère l’oie, riposta Jacques. Nous allons revoir la France.
— Ne vas pas juger les Canadiens par cette poignée d’ignorants. Nous avons trop de sang français dans les veines pour être poltrons à ce point. Nous l’avons prouvé pendant la guerre, Jacques ; crois-moi, on ne juge pas tout un peuple par quelques gens simples, qui, à un moment donné, peuvent, eux aussi faire preuve de bravoure.
— Mais tu parles mieux qu’un curé, s’écria Jacques, qui riait de la chaleur inusitée avec laquelle s’exprimait son camarade. Tu es donc un monsieur déguisé.
— Je ne suis pas autre chose que le chasseur Marcel, que tu connais depuis deux ans ; mais dans mes voyages, j’ai acquis un peu d’instruction. C’est tout, il n’y a pas de mystère dans ma vie. Si je me suis laissé emporter, et que j’aie oublié mon langage habituel, c’est que je ne veux pas que toi, Jacques, un garçon de bon sens, tu puisses juger mes compatriotes par ces pauvres gens qui n’ont jamais quitté leur village.
— Bien dit, Marcel, je les ai vus à l’œuvre, moi, vos compatriotes, puisque j’ai combattu à leurs côtés… Mais je suis surpris comme Jacques ; je vous croyais de l’école du père Vincent.
— Avant d’avoir observé peut-être, dit Marcel, en riant d’un bon rire. C’est drôle, la vie, mon lieutenant.
— Attention, les enfants ! dit de Seilhac qui s’était engagé sur la glace avec Bob, le capitaine doit nous envoyer des chaloupes. Suivez-moi de près.
Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence le plus profond. Enfin, on entendit un bruit de rames, et Charlot cria :
— Qui vive ?…
— Vivent les nuits sans lune, répondit la voix joyeuse du capitaine Levaillant.
— Vous avez fait une bonne traversée, capitaine ? demanda Philippe en serrant la main de Levaillant.
— Oui, et nous allons profiter de ce temps calme pour déménager notre camp. Comment allez-vous là-bas ?
— Très bien, Georges a grande hâte de partir, la guérison d’Odette n’est plus qu’une question de temps.