Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/81

Cette page a été validée par deux contributeurs.
79
LES FANTÔMES BLANCS

tude d’être aimé. Je revins au logis le cœur en fête. Hélas ! une nouvelle terrible m’y attendait : Mon bienfaiteur et ma mère s’étaient noyés presqu’au début de leur promenade.

Ils étaient là, dans le grand salon éclairé par la lumière funèbre des cierges, leurs figures étaient calmes et reposées. On eut juré qu’ils dormaient.

La douleur et le remords torturaient mon âme. Au lieu d’aller me griser là-bas, de propos mensongers peut-être, pourquoi ne les avais-je pas accompagnés ?

Les funérailles eurent lieu le surlendemain. Comment ai-je passé ces jours ? Je ne le sus jamais.

Les héritiers vinrent avides et anxieux. On ne trouva pas de testament. On me laissait mes hardes, mes livres et le droit d’habiter ma chambre jusqu’à ce que j’eus trouvé une position.

Dans mon désarroi, je me rappelai que l’un de mes camarades de collège était possesseur d’une maison de commerce à Montréal. Je résolus d’aller lui demander une position. J’avais un peu d’argent, économisé sur la pension que me servait mon bienfaiteur ; je résolus de partir le lendemain, mais je ne pouvais partir sans dire adieu à celle que je nommais ma fiancée.

Je me rendis donc au lieu où elles passaient de longues heures chaque jour, et je me dissimulai derrière les arbres. Bientôt des voix joyeuses se firent entendre, le cœur me battait bien fort. C’était Laverdie qui parlait ;

— Ton mariage est à l’eau, ma belle Gabrielle, disait-il. Vraiment, Ellen, vous n’avez pas la main heureuse. Votre belle-fille jette feu et flamme lorsque vous lui parlez de m’épouser. Et votre jolie espionne ne veut plus de votre jeune peau-rouge.

— Espion vous-même ! cria Gabrielle. Croyez-vous que je ne vous connais pas, vous et cette belle dame qui pose à la vertu. Quant à mon mariage, s’il eut été possible avec le brillant baron de Kermor, il serait ridicule avec le sauvage obligé de travailler pour vivre.

— Vous ne l’aimiez donc pas ? demanda Mme Merville.

L’aventurière éclata de rire.

— Allez-vous jouer à l’ingénue ! ma chère, dit-elle. En aviez-vous de ce bel amour pour votre vieux baron de mari ?

— Ce n’est pas la même chose, riposta Mme Merville. Ce jeune homme n’est pas à comparer à…

— Mais c’est un naïf et un raffiné, interrompit Gabrielle, et je doute encore si la grande fortune du comte de Mériadec aurait pu me faire supporter un mari aussi insipide.

— Je vous avais bien jugée, reprit Mme Merville. C’est pour cela que je voulais jeter ce benêt entre vos griffes d’aventurière.

— Voyons, pas de gros mots, dit le chevalier. Les loups ne se mangent pas entre eux, mes belles. Nous avons trop d’intérêts communs pour nous disputer.

Je n’en entendis pas davantage. Je m’enfuis, la tête perdue, désespéré.

Lorsque le sentiment de la vie me revint, j’étais couché sur un tas de feuilles sèches, recouvert d’une chaude couverture. Au mouvement que je fis, une jeune fille qui portait le costume indien, s’avança :

— Mon frère est mieux ? dit-elle.

— J’ai la tête bien lourde… Où suis-je donc ? demandai-je.

— Mon frère a été bien malade, dit un vieil Indien qui se trouvait près du feu. Le soleil a disparu vingt fois derrière la grande montagne, depuis que le père Fleur-des-bois l’a apporté mourant dans son « wigwam ».

— Et vous me soignez depuis ce temps ? dis-je. Où m’avez-vous trouvé ? Je ne me rappelle de rien.

— J’ai trouvé mon frère sans vie sur la grève de Beauport ; je l’ai réchauffé… Il vivait, mais son esprit était parti.

M. le curé nous a aidés à vous soigner, dit la jeune fille. Vous êtes guéri, j’espère…

La mémoire me revint peu à peu, et avec elle, un dégoût si profond pour le monde qui s’était montré si cruel pour moi, que je résolus de vivre avec ces bons Indiens qui me comblaient de soins.

Le curé s’intéressait beaucoup à eux. C’était lui qui avait instruit la jeune fille. Il m’apporta des livres, de sorte que pendant ma convalescence, je continuai à l’instruire. Elle était douée d’une intelligence surprenante chez une enfant des bois.

Le père mourut six mois après mon arrivée. La douleur de la jeune fille fut grande ; le père n’était plus là et il fallait nous séparer. Le bon curé me consulta sur mes projets d’avenir.

— Ils sont bien simples, dis-je ; continuer la vie que je mène depuis que je suis ici. Le curé me regarda, anxieux.

— Je lis dans votre pensée, mon père, dis-je. Mon cœur est fermé à l’amour ; vous connaissez mon histoire. Je sais que Fleur-des-bois m’aime et j’ai pour elle une affection de frère. Je l’épouserai, afin qu’elle, au moins, soit heureuse.

Nous fûmes mariés quinze jours après, et nous allâmes nous établir à la Rivière Ouelle. Ce fut là que je vis pour la première fois messieurs de Villarnay et de Seilhac après leur naufrage. La douce vie que me faisait la dévouée créature que j’avais épousée, avait ramené le calme dans mon âme et endormi mes douleurs. La culture, la chasse et la pêche suffisaient à nos besoins. Ma femme, dont j’avais perfectionné l’éducation, partageait mes goûts pour l’étude. C’était le calme après la tempête…

Un jour, que je m’étais attardé à la chasse, je ne retrouvai au retour, qu’un monceau de cendre et quelques os calcinés ; les incendiaires étaient passés par là, et j’étais encore seul au monde. Jusque-là, j’étais resté sourd aux bruits de guerre qui étaient parvenus jusqu’à moi… Qu’importait à celui qui avait rompu avec le monde, ces luttes entre puissances… Ce coup de tonnerre m’éveilla de mon indifférence coupable. J’étais Canadien, je me devais à ma patrie. Après les derniers devoirs rendus aux restes mortels de celle qui avait été mon bon ange, je rejoignis Georges de Villarnay et son cousin. Plus tard, je connus votre frère et je fus mis au courant des persécutions dont vous étiez l’objet… Ainsi, c’était la même femme qui avait brisé ma vie, qui faisait votre malheur !… Sans rien dire à personne, sans