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LES FANTÔMES BLANCS

Londres où il venait de fonder une maison de banque. Son beau-père, miné par le chagrin que lui causait la perte de sa femme, et qui savait que ses jours étaient comptés, fut tout heureux d’accéder à ce désir, sachant quel protecteur sérieux et sûr, serait pour ses fils ce frère si aimant et si tendre qui n’avait qu’une ambition : le bonheur des deux jeunes gens.

M. O’Reilly s’éteignit quelques mois plus tard en recommandant à ses fils de rester fidèles aux lois de la religion et de l’honneur, qui avaient été les guides de sa vie d’honnête homme et de fervent chrétien.

Les années passèrent James O’Reilly s’était marié avec une Anglaise et menait grand train à Londres, en dépit des objurgations de M. Murray, qui voyait avec chagrin son frère courir à la ruine certaine. Mais le banquier, entraîné par sa femme, sa fille — deux coquettes — et un soi-disant chevalier français, de leurs amis, n’écoutait pas les conseils de son frère.

David avait épousé une Française, la sœur de M. Jordan, riche armateur du Havre, et s’était fixé à Dublin dans la maison de son père, l’un des postes les plus importants de la ville.

Deux enfants, un garçon et une fille, étaient nés de cette union heureuse. Les affaires prenaient chaque jour plus d’extension, et M. O’Reilly voyait avec joie approcher le moment où il pourrait se décharger du souci des affaires pour se consacrer à l’éducation de ses enfants, lorsqu’une sinistre nouvelle circula dans la ville. La maison O’Reilly de Londres était en faillite.

D’abord, le négociant ne voulut pas ajouter foi à ce racontar ; mais bientôt un messager vint confirmer la nouvelle en ajoutant que l’infortuné banquier avait succombé à une attaque d’apoplexie en apprenant le désastre et que l’on craignait beaucoup pour les jours de sa femme.

M. O’Reilly se mit en route immédiatement, mais la mort avait marché plus vite que lui, sa belle-sœur était morte lorsqu’il arriva à Londres. M. Arold Murray était là, lui aussi, près de sa nièce, Ellen, l’unique enfant de l’infortuné banquier.

Ellen avait 18 ans ; elle était belle, mais sa beauté avait quelque chose d’étrange, de troublant même. Cette superbe créature semblait une énigme vivante.

— Cette pauvre Ellen doit être très affectée, dit M. O’Reilly, après avoir serré la main de son frère. Quel affreux malheur, mon cher Arold !

— Oui, bien affreux ; mais ce n’est pas la perte de ses parents qui afflige le plus notre nièce.

M. O’Reilly regarda son frère d’un air étonné.

— Tu ne la connais pas, mon bon David, cette enfant, gâtée par l’éducation mondaine qu’elle a reçue et par l’influence néfaste d’un aventurier qui avait su capter la confiance de ce pauvre James ; elle ne rêve que grandeurs et succès mondains. N’était-il pas question d’un mariage entre elle et un brillant personnage, qui a réussi à se faire passer pour le dernier descendant d’une noble famille française ; ce soi-disant chevalier de Laverdie, que je soupçonne, moi, d’être un bandit de la pire espèce…

— Et tu crois qu’Ellen aime cet homme ?

Un sourire étrange plissa les lèvres de M. Murray.

— Oh ! l’amour, mon cher, crois-tu qu’il existe chez ces femmes gâtées par le contact du monde ? Sa mère était une imprudente qui n’a pas craint de lancer sa fille dans le tourbillon des plaisirs dès l’âge de 14 ans.

— Son instruction est-elle terminée ?

— Oui, grâce à son talent, et surtout à la fermeté de son institutrice française qui avait pris sur elle un certain ascendant, elle est assez savante. Mais je me demande ce que nous allons en faire ; je ne puis songer à la garder chez moi, la maison, d’un célibataire lui paraîtrait trop monotone, et la société de son cousin le colonel Murray, qui habite avec moi, ne saurait la distraire et remplacer ses plaisirs passés.

— Je vais lui proposer de l’amener avec moi en Irlande, dit M. O’Reilly. La société que nous voyons est très distinguée ; elle pourra s’y créer des relations utiles, car j’ai bien peur que l’état de ma fortune ne me permette pas de lui assurer une position indépendante.

— Nous allons régler les affaires de son père, peut-être me restera-t-il assez pour lui faire une pension. Allons la voir, maintenant.

Ils trouvèrent Ellen dans le salon, en compagnie de son institutrice. Nonchalamment étendue sur un divan, elle les accueillit avec froideur.

M. O’Reilly, que les grands airs de sa nièce n’intimidaient pas, vint mettre un baiser sur son front.

— Je viens vous chercher, ma chère petite, dit-il. Un éclair de joie brilla dans les sombres prunelles de la jeune fille.

Oh ! mon oncle, que vous êtes bon, dit-elle. Oui, partir… Quitter cette ville où j’ai brillé au premier rang, où m’attendait un riche mariage, ajouta-t-elle avec un regard de reproche à l’adresse de M. Murray. M’en aller bien loin d’ici, afin que ceux qui m’enviaient ne voient pas ma misère… Oh ! partons… partons tout de suite.

— C’est impossible, mon enfant, il nous faut régler les affaires de votre père afin que l’honneur, au moins, reste sauf.

— Le chevalier de Laverdie, l’homme de confiance et l’associé de mon père, est là pour tout mettre en ordre, dit Ellen avec hauteur.

M. Murray haussa les épaules.

— Votre homme de confiance, répondit-il, est parti, armes et bagages, il y a trois jours, pour une destination inconnue. Mais je ne crois pas qu’il soit parti les mains vides, acheva-t-il entre ses dents.

Ellen sursauta.

— Le chevalier est un honnête homme, dit-elle avec force. Qu’avez-vous à lui reprocher ?

M. Murray se mit à rire.

— Moi, ma chère ? mais rien du tout ; seulement, vous, qui avez vécu pendant trois ans en contact journalier avec ce phénix des honnêtes gens, pourriez-vous jurer que vous ne connaissez rien de son passé ?

Une rougeur brûlante envahit le visage de la jeune fille ; elle lança à son oncle un regard noir, mais elle resta muette.

Les deux hommes la quittèrent. Alors Mlle Leroy, l’institutrice, se rapprocha de son élève.