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LES FANTÔMES BLANCS

La haute taille du père Yves se dressa devant le cuisinier :

— À qui en as-tu, vieux grognard ? dit-il. On vit avec Bob, Corentin, Jacques et moi. Viens donc l’attaquer, si tu l’oses, espèce de commère.

— Mais ce n’est pas un sauvage, dit le bonhomme exaspéré, ça vous a des manières de m’sieur. Et pis ses yeux couleur de violette !… J’en ai vus des sauvages, moi qui vous parle, ils n’ont pas des yeux comme ça.

— Cela ne prouve que votre envie de critiquer, père Vincent, dit Georges sévère. Depuis mon arrivée au Canada, j’ai pu apprécier toute la loyauté qui se cache sous cette personnalité mystérieuse. Il doit y avoir un grand secret dans la vie de cet homme, mais le soupçonner d’une bassesse ! jamais !… Georges avait parlé avec une vivacité qui ne lui était pas coutumière ; les perpétuelles insinuations du cuisinier l’agaçaient, car elles pouvaient troubler la paix de ce petit royaume qui lui avait été confié.

— Bien dit, approuva Philippe qui riait dans sa barbe de l’air piteux du vieux Vincent. Voyons, Yves et toi Corentin, allons rejoindre les amis au petit camp.

Une fois dehors, Corentin éclata de rire :

— M’est avis qui l’a mis à sa place, le capitaine, ce vieux grognon de père Vincent.

— C’est ben bon pour lui, dit le vieux Breton, accuser ce pauvre garçon, qui a les yeux de mam’zelle Yvonne…

— Qu’était-ce cette demoiselle Yvonne, père Yves ? demanda de Seilhac.

— Elle ! c’était la fille du baron de Kermor, notre châtelain. Mam’zelle Yvonne était ma sœur de lait, et jusqu’à quinze ans, nous avons vécu ensembles, puis je suis parti faire mon apprentissage de marin sur les vaisseaux du roi, et lorsque je revins au pays, le baron et sa famille étaient partis en Amérique.

— Vous n’avez jamais prononcé ce nom en présence de Bob ?

— Non, mais c’est une idée, mon lieutenant.

On était arrivé au petit camp, sorte de hutte dont l’architecture ne cédait en rien à celui de la clairière. Voici dans quelles circonstances il avait été bâti. Dès le début de la saison, Georges avait divisé ses hommes en deux groupes. Le premier, composé de Charlot et de deux autres Canadiens, fut confié à Marcel, un ancien chasseur rompu à toutes les fatigues de cette vie d’aventures. L’autre escouade des deux Bretons et du Normand déclarèrent qu’ils suivraient Bob, qui devait les initier aux mystères de cette vie si nouvelle pour des gars qui connaissaient mieux l’océan que le plancher des vaches, disaient-ils.

Un soir, que la neige tombait à plein ciel, et que le vent soufflait en tempête, Marcel et ses compagnons furent surpris par la nuit à une demi-lieue du camp. Ils se blottirent sous des amas de branches coupées à la hâte, et ne durent leur salut qu’à la douceur exceptionnelle de la température, qui tournait à la pluie. Mais le lendemain, ils résolurent de se construire un abri sérieux. Georges, informé, approuva leur projet, dit à Bob d’en faire autant pour lui et ses hommes, de sorte que les deux escouades de chasseurs eurent leur abri respectifs, et il arrivait souvent que les chasseurs ne revenaient que le samedi au campement général.

Le camp de Bob était placé sous l’ombre de gros sapins, qui l’entouraient d’un rempart accessible seulement par une petite ouverture, pratiquée à coup de hache. On comprend que la cabane n’avait pas été longue à construire, les branches hautes avaient été entrelacées et formaient un toit naturel que l’on avait recouvert d’écorces de bouleaux. Les basses branches, coupées à hauteur d’homme laissaient à découvert un espace irrégulier, mais assez spacieux pour abriter plusieurs personnes. Dans un angle, des morceaux de toile à voile et de chaudes couvertures formaient des lits, sinon confortables, du moins très commodes.

Un petit poêle, apporté de l’île entretenait une douce chaleur dans cette pièce, éclairée par une lampe à l’huile.

— On s’inquiète de vous au camp, dit Corentin, allez-y avec le lieutenant, nous passons la nuit ici. N’est-ce pas frère Yves ?

— Oui, répondit le vieux Breton. On est bien ici.


CHAPITRE XI


CE QUE C’ÉTAIT QUE BOB L’INDIEN.


Un grand changement s’était produit chez Marguerite. Avec l’espérance, la santé était revenue, et la jeune fille avait repris ses visites à l’église et ses occupations habituelles.

M. Jordan était venu, inquiet à la suite du voyage où Harry avait trouvé sa fiancée si faible ; mais il était reparti, rassuré sur l’état de santé de la jeune fille. Bob arriva un soir, et sourit en apercevant la jeune fille, dont le teint coloré et les yeux brillants n’avaient plus rien de la Marguerite d’antan.

— Je vous attendais avec impatience, mon ami, dit-elle, en lui tendant la main, allez-vous venir me chercher bientôt ?

— Dans une quinzaine de jours, j’espère, mais ce n’est pas un palais que j’ai à vous offrir.

— Que m’importe, pourvu que je voie Odette.

Un silence tomba entre eux : Marguerite comparaît dans sa pensée, l’Indien qu’elle avait connu deux années auparavant, et le jeune homme aux manières distinguées qui se trouvait devant elle.

Cette idée la fit rire ; elle posa sa main sur le bras de Bob :

— Vous parlez très bien pour un enfant de la forêt, mon ami !

Le jeune homme tressaillit, l’instant était venu, de tout dire à Marguerite.

— Je suis Français par ma mère, dit-il, mais mon père était Indien. Écoutez : Mon grand-père maternel se nommait le baron de Kermor, il était Breton. Ainsi que plusieurs de ses compatriotes, il était venu au Canada pour refaire sa fortune. Il n’avait qu’une fille, Yvonne, une enfant de 20 ans, blonde comme Odette. Une tribu sauvage, dont le chef avait eu le bonheur de recevoir une instruction supérieure, voyait souvent la jeune fille, et dans son cœur il souhaitait de l’avoir pour épouse. Il confia son secret au missionnaire qui avait fait son éducation et qui continuait de le guider par ses conseils. Le bon prêtre lui dit d’attendre, que la