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LES FANTÔMES BLANCS

Nanette sortit, et revint avec une carafe qu’elle posa sur la table. Bob versa un demi-verre de vin auquel il ajouta du sucre et les racines restées dans le premier verre qu’il avait préparé.

Il brassa le tout longuement, puis il revint vers le lit.

— Il faut boire ceci, mademoiselle, dit-il. Vous n’êtes plus seule, et vos souffrances sont finies… Dormez pour revoir Odette, ajouta-t-il très bas, en posant sa main sur le front de la jeune fille. Demain, j’aurai une longue histoire à vous raconter. Soyez tranquille, Nanette et moi, nous restons près de vous.

Marguerite prit la main de Nanette et la garda dans la sienne.

— Quelle bonne nuit je vais avoir, dit-elle. La première depuis de longs mois. Merci, Bob, mon frère. Oh ! que je suis heureuse…

Ses yeux se fermaient ; elle murmura encore, « Je suis heureuse… » et elle s’endormit.

— Vous l’avez sauvée, monsieur Bob, dit Nanette. Oh ! que M. Harry va être content, il est parti désespéré, l’autre jour.

— Mais il ne faut pas qu’il sache. Nanette, comprenez-moi bien ma bonne. Je puis vous conduire vous et Marguerite auprès d’Odette, mais je ne puis dire où elle est. C’est un secret duquel dépend la vie de plusieurs personnes. Je suis lié par un serment, donc vous me promettez le silence.

— Oui, monsieur Bob. Je suis assez contente de penser que je vais revoir ma petite Odette.

Le lendemain, Marguerite reposée par une bonne nuit de sommeil, s’éveilla plus forte. Ses deux fidèles gardiens ne l’avaient pas quittée.

— Que vous êtes bons, dit-elle, et que je me sens bien ce matin. Donne-moi un peu de bouillon, Nanette. Celle-ci apporta une tasse pleine que la jeune fille avala jusqu’à la dernière goutte.

— À présent, dit-elle, en s’installant commodément sur ses oreillers, vous allez dejeûner tous deux près de moi, puis Bob me racontera l’histoire qu’il m’a promise.

Pendant le déjeûner, Bob, à voix très basse, fit part aux deux femmes de tout ce qui pouvait les tranquilliser sur la position de la chère Odette.

— À présent, je pars tranquille, acheva le jeune sauvage en serrant la main des deux femmes. Je compte sur votre discrétion. Lorsque je reviendrai, mademoiselle sera guérie. Silence et adieu !…

Après son départ, Marguerite dit à sa vieille amie :

— Lorsqu’il reviendra, je serai forte… En effet, avec le bonheur, les couleurs revinrent aux joues de la jeune fille. L’ange aux ailes noires qui planait sur sa tête depuis de longs mois, avait disparu, chassé par ces deux forces invincibles : L’amour et le repentir.


CHAPITRE X


LE PETIT CAMP.


Nous retrouvons le campement des chasseurs par une belle soirée des premiers jours de mars.

Une grande animation régnait dans la grande pièce où la plus grande partie des chasseurs étaient réunis.

Le père Vincent mettait la dernière main au souper qui répandait une odeur délicieuse. Un jeune Canadien, du nom de Charlot, taquinait le vieux cuisinier, dont l’humeur grognon excitait sa verve railleuse, à la grande joie des chasseurs.

— Père Vincent, disait l’espiègle, mon père avait semé des patates dans son jardin ; savez-vous ce qui est venu ?

— Mais des patates, imbécile !

Le gamin fit une grimace comique.

— Vous n’y êtes pas, père Vincent. Il est venu des cochons qui les ont tous mangées.

— Arrête un peu, mon galopin, j’vas t’faire rire du monde !… Et grandissant un bâton, l’irascible vieux se précipita sur le jeune garçon qui sauta par-dessus la table, et vint tomber dans les bras d’un chasseur qui entrait.

— Qu’est-ce qui t’prend, mon p’tit gars ? dit le vieux Breton. Encore de tes méchants tours, j’suppose ?

Les compagnons du père Yves entraient à leur tour. Ils étaient six uniformément vêtus de capots, de couvertes blanches et coiffés de bonnets de la même couleur.

Un hourra général accueillit leur arrivée.

— Doucement les amis, dit Marcel, un loustic à figure de singe. Vous n’avez pas l’air de penser que j’somme des grands personnages, quasiment comme on dit des m’sieu su vo’t respect. Voyons, père Vincent, vous aimez les « devins » (énigmes, etc) devinez ce que nous sommes ?

— Pas d’autres que vous autres, tas d’innocents ! riposta le bonhomme toujours grincheux.

— Pas du tout, mon père Vincent, dit Corentin. Ce que vous avez devant vous, c’est sensément, comme qui dirait des habitants de l’autre monde, des revenants en personne naturelles, sans mentir.

Un éclat de rire accueillit cette boutade du petit breton.

— Vous êtes bien gais, ce soir, les enfants, dit Georges en entrant.

— Il y a de quoi aussi, capitaine, riposta Marcel en clignant de l’œil, figurez-vous que les bons habitants de St-Thomas ont une peur effroyable de nous. Ils disent, comme ça, que nous sommes des loups-garous déguisés en r’venants.

— Tant mieux, dit Georges en riant. Restons fantômes, puisque fantômes il y a. Alors on vous a vus ?

— Faut croire, capitaine, car hier, en nous enr’venant, j’avais laissé les autres à l’entrée du bois, pour chercher de l’eau à une « r’source » que j’connais. Y avait des bûcheux (bûcherons) pas loin qui parlaient des fantômes blancs, et disaient que c’était les pauvres âmes qui étaient mortes pendant la guerre, qui erraient dans la campagne pour demander des prières.

— Quelle bonne farce ! dit Philippe. Alors nous pouvons voyager sans crainte.

— À condition de rester fantômes, répliqua Georges. Nous n’avons plus qu’un voyage à faire, il ne faut pas donner l’éveil. À propos, je ne vois pas Bob, il était pourtant avec vous !

— Oui, mais il est resté au p’tit camp avec Jacques ; ils avaient des provisions à déposer là.

— Bob aime ben ça l’p’tit camp ! dit le père Vincent. Qu’est-ce qui peut ben manigancer là-dedans ?