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LES FANTÔMES BLANCS

— Vous êtes notre bon ange, madame, dit Georges, une sœur n’aurait pas mieux fait pour nous.

La jeune femme rougit sous le regard de reconnaissance du jeune étranger ; son mari, voyant son trouble, invita les voyageurs à se mettre à table.

— Votre voiture sera ici dans quelques minutes, dit-il, que mes frères réparent leurs forces avant de se mettre en route. Le père Charlot, un cultivateur que j’ai rencontré ce matin, se rend à St-Jean-Port-Joli ; il va vous conduire jusque là et il espère que l’un de ses cousins, un colporteur, pourra vous conduire, de là, à Québec.

— Décidément la Providence est pour nous, dit joyeusement Philippe en se levant de table ; merci mille fois, vous avez pensé à tout.

Georges posa plusieurs pièces d’or sur la table :

— Prenez cet or, dit-il, vous êtes à la veille d’une guerre désastreuse, vous aurez peut-être bien des misères à soulager : secourez-les au nom de Georges, cela me portera bonheur.

— Si jamais, dit Philippe, en joignant son offrande à celle de son ami, les hasards de la vie nous remettent en présence, peut-être nous sera-t-il possible alors de vous dire notre histoire. En attendant, merci encore et adieu.

— Non, au revoir mes frères, et que Dieu vous garde, dit Bob en serrant les mains des étrangers.

Tous deux s’inclinèrent devant la jeune femme, qui murmura :

— Je prierai pour vous, adieu.

Le père Charlot attendait les voyageurs. Au moment de monter en voiture, l’Indien dit d’une voix que l’émotion faisait trembler un peu :

— Que mes frères n’oublient pas Bob l’Indien… Puis, sans attendre de réponse, il rentra dans sa maisonnette.

— Étrange personnage ! dit Georges.

— Ah ! oui m’sieu, répondit le père Charlot en allongeant un coup de fouet à son cheval qui prit le trot ; il est venu s’établir dans le petit bois avec sa femme v’là déjà trois ans : il a bâti sa maison lui-même, il chasse, il pêche, cultive son jardin, et ne parle quasiment pas à personne. Quand il n’est pas en voyage, il passe son temps à lire des gros livres que le diable lui fournit sans doute, car, un jour, mon garçon qui lit dans tous les livres comme un maître d’école, et même sert la messe à l’église, m’a conté que Bob avait oublié un de ses bouquins sur un tronc d’arbre devant sa porte. Les enfants c’est curieux, pas vrai ! M’sieu, ben croyez-moé si vous voulez, c’était pas du français, ni du latin, mais un vrai grimoire de sorcier, sauf vot’respect, mes bons m’sieurs.

Les deux jeunes gens se mirent à rire, et le père Charlot, froissé de n’être pas pris au sérieux, tomba dans un mutisme qui dura jusqu’a la fin du voyage.

Fin du prologue.



PREMIÈRE PARTIE
EN EUROPE.


CHAPITRE PREMIER
LA CATASTROPHE.


Plusieurs années avant l’époque où commence ce récit, vivait à Dublin, en Irlande, un riche négociant que tout le monde estimait pour sa probité et sa droiture en affaires.

Ce négociant se nommait M. David O’Reilly.

Il avait un frère possesseur d’une importante maison de banque à Londres, en Angleterre. Tous deux avaient un frère, issu d’un premier mariage de leur mère avec un baronnet anglais qui l’avait rendue la plus malheureuse des femmes.

Restée, veuve à 30 ans, elle déclara qu’elle irait habiter l’Irlande, ne voulant pas demeurer plus longtemps dans un pays que son mari et les parents de celui-ci lui avait rendu odieux.

Comme elle possédait une fortune indépendante, on la laissa faire, mais on garda son fils, un enfant de 10 ans, que son grand-père paternel, M. Murray, voulait faire l’héritier de son immense fortune.

Sachant que l’on donnerait à son fils l’affection qu’on lui avait refusée, à elle, la jeune femme partit. À Dublin, elle rencontra une amie d’enfance qui la reçut dans sa maison et la présenta dans la haute société de la ville.

Mme Murray était belle, intelligente et riche, elle fit sensation dans le monde, et bientôt les demandes en mariage affluèrent ; mais la jeune veuve avait fait son choix. Un frère de son amie, un armateur très en vue, M. Patrick O’Reilly, était l’heureux élu, et l’on attendait plus que la fin de l’instruction religieuse, (car Mme Murray voulait se faire catholique), pour célébrer le mariage.

Cette union fut très heureuse, deux enfants vinrent ajouter au bonheur des époux, mais le souvenir de l’enfant laissé en Angleterre restait, comme un remords au fond du cœur de la mère. Lorsqu’elle embrassait ses enfants, elle pensait à l’autre, dont elle n’avait pas de nouvelles, et qui, sans doute, l’avait oubliée.

Mais Dieu réservait à cette mère éprouvée une grande consolation. Un soir, un étranger vint demander Mme O’Reilly. Il vint à elle, les bras tendus en l’appelant ma mère ! Interdite au premier abord, elle comprit enfin que c’était son fils, son Arold.

C’était un robuste garçon aux allures brusques, mais dont les yeux d’une douceur presque féminine corrigeaient le pli hautain de la bouche et la sévérité du front couronné de cheveux fauves.

Il passa plusieurs jours à Dublin, caressa ses petits frères, ses futurs héritiers, disait-il, puis il retourna en Angleterre où l’appelait la gérance de ses propriétés ; mais depuis ce jour, les relations continuèrent entre la mère et le fils, toujours plus affectueuses à mesure que les années s’écoulaient.

N’ayant aucun goût pour le mariage, Arold Murray s’occupa de la fortune de ses frères. À la mort de sa mère, il sollicita la permission d’amener James, l’aîné des jeunes O’Reilly, à