jetant un coup d’œil autour de lui, il appela :
— Fleur-des-bois !
Une jeune femme qui portait elle aussi le costume indien parut aussitôt.
L’homme lui dit quelques mots en langue sauvage, puis il fit signe à Philippe de le suivre. Celui-ci obéit, mais une fois dehors, il chancela et dut s’appuyer au bras de l’Indien.
— Mon frère ferait mieux de me laisser aller seul, dit celui-ci.
— Non, ce n’est qu’un malaise qui se dissipe déjà. D’ailleurs, c’est à deux pas d’ici.
Georges, toujours adossé au tronc de l’arbre, tremblait maintenant de tous ses membres ; il tendit les mains vers les arrivants.
— J’avais peur de mourir là, sans secours, dit-il.
— Les minutes ont paru des heures à mon frère, dit l’Indien en souriant.
— Oh oui ! bien longues, répondit le jeune homme en faisant un effort pour se mettre sur son séant.
— Prenez la lanterne, dit l’Indien à Philippe, mon frère est trop engourdi par le froid pour marcher seul : je vais le soutenir, le porter même, s’il le faut. Ne craignez pas, je suis robuste, ajouta-t-il en voyant le jeune homme faire un geste de protestation, ayez du courage, un bon feu nous attend près d’ici… Quelques minutes plus tard, on atteignait la maisonnette.
Les naufragés furent installés près du poêle et on leur servit, chacun, un bon verre de rhum, puis l’Indien leur enleva leurs chaussures mouillées qui furent remplacées par de chauds bas de laine et de souples mocassins.
Les jeunes gens se laissaient faire… Une sorte de torpeur les envahissait maintenant dans la tiède atmosphère de la pièce et sous les soins de cet homme énigmatique dont les grands yeux, d’un bleu violet, n’avait rien du Sauvage.
La jeune femme servait le souper ; silencieuse, elle posa sur la table un plat de soupe fumante et un morceau de lard entouré de pommes de terre.
L’Indien posa sa main sur le bras de Georges :
— Mes frères veulent-ils partager notre pauvre souper, dit-il.
— Je crois qu’un peu de cette soupe qui sent si bon va nous remettre tout à fait, dit Philippe ; viens-tu, Georges, il nous faut reprendre des forces pour continuer notre voyage demain.
— Je crains de ne pouvoir marcher, dit Georges ; la distance doit être grande d’ici à Québec ?
— De 30 à 35 lieues, répondit Bob, mais ne pouvez-vous pas attendre que vos pieds soient guéris ? Ce serait l’affaire de quelques jours.
— C’est, impossible, notre présence est nécessaire là-bas si nous voulons empêcher un malheur.
La jeune femme dit alors timidement :
— Si mes frères prenaient une voiture ?
— C’est vrai, dit Bob, Fleur-des-bois a raison. Pour une somme modique, vous pourrez vous faire conduire de paroisse en paroisse, si vous ne trouvez personne qui veuille vous rendre directement à Québec. Vous allez vous reposer cette nuit, et demain vous aurez une voiture. Bonne nuit, mes frères, ajouta l’étrange personnage, en ouvrant la porte d’une petite chambre. Voici votre lit, que le Grand-Esprit vous garde.
— Bonsoir et merci, dirent les jeunes gens en serrant la main de leur hôte.
— Si tous les Sauvages du Canada, dit Philippe à voix basse, ressemblent à celui-là, les histoires des voyageurs ne sont que des contes à dormir debout.
— Cet homme n’est pas un Sauvage, mon cher Philippe, c’est un blessé de la vie, un malheureux qu’une haine puissante poursuit, peut-être, comme nous ; mais sans avoir jamais vu de sauvages, je puis te certifier que cet homme n’en est pas un.
— Regarde ces livres, dit alors Philippe en s’approchant d’une tablette fixée au mur, tu ne te trompes pas. Voici Homère, Virgile et Horace, et pas des traductions, s’il vous plaît… Ah ! si nous revoyons, un jour, notre belle France, nous aurons aussi quelque chose d’invraisemblable, à raconter, à savoir que les Indiens du Canada sont au mieux avec les poètes de l’antiquité… Quelle bonne histoire à raconter dans les salons de Paris.
— Ne plaisante pas ainsi. Philippe ; qui sait si nous reverrons jamais la France et quel sort nous est réservé dans ce pays inconnu.
— Voyons, Georges, n’exagère pas ; ce pays inconnu est habité par des français, c’est déjà quelque chose pour des proscrits, comme nous.
— Sans doute, mais nos papiers sont perdus. M. de Vaudreuil voudra-t-il nous croire sur parole ?
— M. de Vaudreuil est un brave gentilhomme qui connaît nos familles ; l’essentiel, c’est d’arriver jusqu’à lui. Avec l’aide de notre hôte, nous y arriverons, j’espère, ce n’est pas l’argent qui nous manque. Quelle bonne idée de l’avoir cousu dans nos ceintures, dans nos valises il aurait péri comme le reste et nous serions sans ressources.
— Pourvu que nous arrivions à temps pour déjouer les complots de ces deux misérables. À présent que le « Montcalm » a péri, ils vont peut-être tenter quelque chose contre les deux orphelines…
— Dieu les protégera ces enfants… Allons, Georges, viens dormir : ce bon lit nous invite au sommeil.
Après une courte prière, les jeunes gens se mirent au lit et ne tardèrent pas à s’endormir.
Le soleil était levé depuis longtemps lorsqu’ils s’éveillèrent le lendemain.
Le déjeuner attendait les voyageurs. Bob, assis près du poêle, fumait tranquillement sa pipe.
— Mes frères ont bien dormi ? demanda-t-il.
— Très bien, répondit Philippe, le lit était si chaud, si moelleux. Voulez-vous nous vendre l’une de ces bonnes couvertures de laine qui le garnissent pour nous protéger du froid pendant le voyage ?
L’Indien se mit à rire.
— Fleur-des-bois a mieux que cela à offrir à mes frères, dit-il en montrant la jeune femme qui venait de décrocher deux capots d’étoffe grise tels que ceux portés par les habitants d’alors, et les tendaient aux voyageurs.
— Voilà ce qu’il faut à mes frères, dit-elle ; gardez les mocassins et les bas que je vous ai donnés hier soir, voici des bonnets et des mitaines : de cette manière, vous ne souffrirez pas du froid.