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LES FANTÔMES BLANCS

ment cette affection fraternelle s’est-elle transformée en un sentiment plus intime ?… Je ne le sais… Depuis notre arrivée ici, Paul était l’habitué de notre maison, passant ici tout le temps que lui laissait ses affaires. Je ne voyais mes amies que rarement, cloîtrées comme elles étaient par leur marâtre ; tout contribuait donc à nous pousser l’un vers l’autre. Peu de temps avant son départ pour la France, il me demanda si je voudrais être sa femme à son retour. Je le lui promis. Il me donna cette bague, ajouta-t-elle en désignant le mince cercle d’or orné d’une perle qu’elle portait au doigt. Ce furent nos fiançailles… Mais il me demanda de garder le secret. « Je n’attends rien de mon père, dit-il, Ellen le contrôle absolument. Je vais réaliser la fortune de ma mère pendant mon séjour en France, afin d’assurer leur avenir, si, comme je le crois, elles sont déshéritées. À mon retour, je serai fixé sur ma position personnelle. Alors, ma chérie, nous ferons part de notre secret à tes bons parents. » La veille de son départ, continua la jeune fille, mon oncle avait réuni quelques amis à la cabane. Profitant d’un moment, où tout le monde réuni autour du capitaine Levaillant écoutait le récit de ses voyages, je vins m’asseoir ici.

— Ici… ! répéta Georges.

— Oui, mon ami, et je pleurais silencieusement quand la voix de Paul me fit tressaillir.

— Lily ! ma petite Lily ! Tu pleures !…

Je l’attirai, il s’assit et répéta sa question.

— Tu pars, dis-je, au milieu de mes larmes.

— Oui, je pars, mais je reviendrai à l’automne, si c’est possible. Tu prieras pour le prompt succès de mes affaires ; et ce sera une consolation pour moi de penser que ma Lily m’attend avec patience et courage.

— Et si tu ne revenais pas, dis-je, j’irai cacher mon deuil sous le voile des religieuses.

— Tais-toi, me dit-il en m’entraînant vers nos compagnons.

— Il partit le lendemain… Je ne devais plus le revoir… et c’est tout ce qui me reste de lui, cette bague et ce billet, ajouta-t-elle, en tendant à Georges le papier qu’elle avait gardé dans sa main.

Ce billet, presqu’illisible, contenait ces mots :

« Lily… je meurs… Adieu… je vais t’attendre au ciel !…

Paul. »

Georges, presqu’aussi ému que la jeune fille, avait les yeux humides en lisant cet adieu suprême.

— Ce billet me fut remis par le prêtre qui assistait notre ami à ses derniers moments, continua Lilian. Ce fut moi qui le reçus, lorsque Harry, obligé d’aller reconduire Marguerite, l’envoya nous annoncer la terrible nouvelle. Il me remit ce papier en me recommandant d’être forte… Il apprit la nouvelle à mon oncle avec tous les ménagements possibles ; il était encore si faible, ce pauvre oncle… L’on mit mes larmes sur le compte de notre amitié d’enfance, et personne ne se douta que c’en était fait de mes rêves de bonheur… Mon oncle veut me marier au fils de l’un de ses amis, et je n’ose lui dire mon secret.

— Pourtant, il ne s’opposerait pas à votre entrée au couvent, dit Georges. Il vous aime trop pour empêcher de suivre la vocation qui vous donnera la seule joie que vous ambitionnez. Voulez-vous que je lui raconte tout, petite amie ? J’espère gagner votre cause…

— Oui, faites cela, Georges. Ah ! ce n’est pas seulement la figure de mon fiancé que je retrouve en vous, mais encore son cœur.

Georges serra la main de la jeune fille, et tous deux s’en revinrent lentement vers la cabane où le dîner les attendait.

Pendant le repas, la conversation roula sur les efforts que faisaient les braves Canadiens pour garder intacts leur foi religieuse et leur cher parler français, sujet assez absorbant pour que l’on ne s’aperçut pas de l’émotion de deux jeunes gens.


CHAPITRE XV
DÉPART DE GEORGES.


Le soir en revenant au logis, par un splendide clair de lune, Georges demanda à M. Jordan une place dans sa voiture.

Lorsqu’ils furent en route, Georges fit part au vieux couple étonné des tristes confidences de leur nièce.

— Pauvre petite ! s’écria la bonne tante, elle n’a pas osé nous confier sa peine. Mais nous ne mettons pas d’obstacle à sa vocation. Seulement, nous lui demanderons d’attendre encore quelques mois. Il faudra s’habituer à l’idée de la perdre. Cette enfant est toute notre joie, monsieur.

C’est vrai, dit M. Jordan. La maison serait bien triste sans notre Lily. Tachons de retrouver Marguerite et Odette. Alors Lily pourra suivre sa vocation. Nous la regretterons, sans doute, mais nous ne serons plus seuls.

Les larmes étouffèrent la voix du pauvre oncle. Georges, certain que la cause de sa petite amie était gagnée, respecta cette douleur, et le voyage s’acheva en silence.

Aussitôt arrivé à la maison, le jeune homme souhaita le bonsoir à ses amis, et monta dans sa chambre. Il éprouvait le besoin d’être seul un instant : cette nuit étant la dernière qu’il passait sous le toit hospitalier, où il avait rencontré des amis véritables. Demain, il partirait pour s’en aller vers l’inconnu.

Et la pensée de Georges allait vers Philippe, parti depuis de longs mois Reviendrait-il avec cette grâce si impatiemment attendue ? Lui serait-il donné de revoir son cher pays des Vosges ? et sa mère ? et sa sœur ? restées si seules dans le vieux manoir féodal…

En ce moment, le jeune O’Reilly ouvrit doucement la porte :

— Bob est avec moi, dit-il. Peut-on entrer ?

— Certainement, j’ai hâte de savoir.

— Je n’apporte pas de bonnes nouvelles à mes frères, dit l’Indien. J’ai parcouru toutes les paroisses d’ici à Montréal ; j’ai visité toute la ville, rien, toujours rien.

Une profonde douleur se peignit sur les traits d’Harry.

— Ma pauvre Marguerite est perdue, dit-il.