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LES FANTÔMES BLANCS

— Comment aurait-elle pu le faire ? dit Harry. Aucun navire n’a quitté le port après le départ du « Bristol ».

— C’est inquiétant pour mes pauvres amies, dit Lilian, si le méchant chevalier allait les enlever ?

— Laverdie ne reviendra pas au Canada, reprit Harry, il craindrait trop que le général exécute sa menace. D’ailleurs je dois être prévenu s’il tente de reparaître ici.

— Votre correspondant mystérieux doit être le même que celui qui était venu avertir le capitaine Mathieu, lors de notre départ pour le Canada, dit Georges. Le capitaine Levaillant a dû vous conter cette histoire, monsieur Jordan.

— C’est vrai. C’était l’un des matelots de Kerbarec, le fameux corsaire. Plus de doute Harry, c’est le même, et tu peux te fier à cet homme. Levaillant le connaît.

— Mais cela ne nous dit pas où sont les pauvres petites, dit alors Mme Jordan.

— Je vais partir demain, dit Bob, qui, assis dans un coin de la salle avait suivi la conversation. Bob va explorer la côte sud. Que ma sœur soit sans inquiétude, le Grand Esprit protège les vierges pâles.

— Oh ! Bob, dit Lilian, si vous me rameniez mes pauvres amies, comme je vous serais reconnaissante.

— Priez mademoiselle, dit l’Indien en sortant de la salle.

— Quelle énigme que cet homme ! dit Georges. Son éducation première perce malgré lui sous son enveloppe de sauvage.

— Et ses yeux ! dit alors Lilian, ses grands yeux aux nuances de violettes, et doux comme ceux d’une femme. Ce ne sont pas des yeux de sauvage, ils regardent trop bien en face.

— C’est un ami dévoué, dit à son tour le jeune O’Reilly. Il a dû beaucoup souffrir, ce qui explique sa façon étrange et son désir de solitude.

On causa quelques temps encore, puis Harry prit une bougie et conduisit Georges dans la chambre qui lui avait été préparée.

C’était une pièce assez spacieuse, meublée avec goût et élégance. Un grand lit aux colonnes de chêne surmonté d’un « ciel » d’où tombaient de grands rideaux de soie rouge, semblables à ceux de la fenêtre. En face du lit, une main pieuse avait placé un grand crucifix d’ivoire et une gravure représentant la Ste-Famille. Une commode aux cuivres brillants, une table de toilette, munie de tous ses accessoires, une étagère remplie de livres choisis, et, tout près de la fenêtre un fauteuil moelleusement capitonné ; tel était le mobilier de cette chambre, qui fit pousser un cri de joie à Georges.

— Oh ! que c’est joli ! Une sœur n’aurait pas mieux deviné mes goûts. Mais vous allez me gâter horriblement, j’en ai peur.

— Chut… et bonne nuit, dit le jeune O’Reilly en posant un doigt sur ses lèvres. À demain.


CHAPITRE XIV
À LA CABANE À SUCRE.


Certes le printemps est beau partout, mais au Canada, après nos longs et rigoureux mois d’hiver, son charme est plus grandiose, il parle plus à l’âme que partout ailleurs.

Le mois d’avril était arrivé, et avec lui la saison des sucres. C’est la première récolte pour nos cultivateurs canadiens. Et l’on dit généralement que si la récolte du sucre est bonne, celle du grain sera abondante.

Ce n’était pas une mince affaire que celle d’aménager une « sucrerie » au temps où se passe cette histoire. Il fallait d’abord remplacer les « cassots » hors de service ; pour cela on pliait à la veillée, les grandes feuilles d’écorce de bouleaux dont chaque « habitant » avait soin de faire une provision au temps opportun. Ces carrés d’écorce sont pliés en forme de boîtes longues, attachés aux deux bouts par des chevilles de bois. La provision de « cassots » faites, on procédait au nettoyage de la cabane, au récurage des chaudrons, à la confection des lits de sapin. Puis, toutes ces choses bien et dûment organisées, c’était le temps de l’entaillage. À cet effet, on pratique une légère incision dans l’écorce de l’érable, on pose en dessous un coin de bois légèrement incliné vers le « cassot » qui reçoit la sève. Deux ou trois fois par jour, le sucrier vient vider le contenu de ses « cassots » dans des chaudières qu’il transporte à la cabane. C’est ce qu’on appelle « courir les érables ». Aujourd’hui, le vulgaire « cassot » à disparu ; il est allé rejoindre les immenses chaudrons, détrônés par des casseroles placées sur des fournaises en briques ; le cassot est remplacé par une chaudière de fer-blanc et la cabane par une bâtisse plus ou moins spacieuse, suivant la quantité de sucre à fabriquer. Au temps reculé où se passe mon récit, la « sucrerie » n’était encore que la cabane, en forme de cône, sorte wigwam indien, où la fumée de l’immense feu placé au centre, n’avait d’autre issue qu’une ouverture pratiquée tout en haut de l’assemblage de poutres et de planches, qui formait cette construction primitive.

C’est une rude besogne, que celle du sucrier, car dans les années où la sève donne, il lui faut sans cesse passer d’une besogne à l’autre, et cela sans repos possible. Il doit, tour à tour, courir les érables, alimenter le feu sous les casseroles, couler le sirop bouillant. En un mot, c’est un travail continuel. Dans ce bon vieux temps de nos pères, alors que le scepticisme n’avait pas défloré les naïves légendes apportées de Normandie et de Bretagne, on aimait à se réunir, le soir, aux cabanes à sucre. Assis autour du feu, sur les lits de sapin, on passait des soirées délicieuses. Tout en surveillant la sève bouillonnante, on donnait de fréquentes accolades à la cruche de rhum, compagne indispensable de tout bon sucrier. À mesure que l’heure avançait, on baissait la voix pour raconter quelques histoires fantastiques, où les sorciers, les loups-garous et les revenants jouaient un grand rôle.

Au dehors, la lune se cachait derrière de gros nuages, tandis que le vent gémissait dans les arbres avec des plaintes lugubres. Le hibou