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LES FANTÔMES BLANCS

d’arc-en-ciel, leur causait une émotion, indéfinissable, le sentiment de terreur vague qu’inspire toujours l’attente de l’inconnue.

Un bruit d’aviron, frappant l’eau en cadence, les tira de leur rêverie. Une chaloupe, montée par plusieurs personnes, s’avançait rapidement vers le quai où ils se trouvaient.

Une voix, habituée au commandement, jeta un ordre bref et la légère embarcation vint se ranger près du quai.

Plusieurs hommes en descendirent en causant avec animation. La voix de celui qui semblait donner des ordres frappa l’oreille de Georges, qui fit quelques pas pour se rapprocher.

Ce mouvement mit son visage en pleine lumière. Deux cris furent poussés en même temps :

— Monsieur Georges !…

— Le capitaine Levaillant !…

Et les deux cousins vinrent serrer la main du brave capitaine, tout joyeux de revoir ses jeunes amis.

— Ce que je vous ai cru morts, mes pauvres enfants, leur dit-il.

— Et nous donc, capitaine, dit Philippe, nous vous croyions perdu à jamais… Quelle joie de vous retrouver. Et l’équipage ?…

— Personne n’a péri, puisque vous voilà tous deux. Je vous croyais bien disparus pour toujours, mille tonnerres ! Mais par qui avez-vous été sauvés ?

— Nous avons gagné la terre à la nage.

— Mes compliments, parbleu ! Pour des terriens, ce n’est pas trop mal. Vous me conterez cela n’est-ce pas ?… Où logez-vous ?

— À l’auberge du « Rat Musqué ».

— Cela se trouve à merveille, car c’est là que je vais moi-même. Partez, vous autres, dit le capitaine, en s’adressant aux matelots qui l’avaient accompagné. Allez m’attendre au cabaret du père Nicolas, et tachez d’avoir des nouvelles. Je vous rejoindrai demain.

Les marins s’éloignèrent, et nos amis prirent le chemin de l’auberge.

— Je vous fais, un peu l’effet d’un revenant, dit alors Levaillant. Mon intention était de venir à Québec, mais, une fois à bord de « L’Alcyon », j’ai suivi Mathieu, et malgré la saison avancée, nous sommes retournée en France et j’en arrive.

— Vous arrivez de France, et Paul n’est pas avec vous ?

Pour une raison bien simple, je ne suis pas allé au Havre. Mais je vois que vous brûlez de connaître nos aventures. Vous rappelez-vous la lumière aperçue, au moment où le navire manquait sous nos pieds.

— Je me souviens, dit Philippe, et je m’explique maintenant votre sauvetage. C’était le capitaine Mathieu…

— Oui, le brave cœur, sans lui nous étions perdus.

— Et comment se trouvait-il dans ces parages ?

— C’est une longue histoire que je vous conterai, tout à l’heure, car nous sommes arrivée, dit Levaillant en frappant à la porte de l’auberge, qui s’ouvrit aussitôt.

La bonne et franche figure de Mme Bernier apparut dans l’encadrement ; elle ne vit d’abord que le capitaine.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en reculant jusqu’au fond de la pièce. Un revenant !

— Oui, ma chère dame, riposta le capitaine d’une voix joyeuse. Mais un revenant qui n’a pas oublié les bons ragoûts que vous servez à vos clients, et qui meurt de faim.

— Alors vous êtes un revenant en chair et en os, dit Mme Bernier en tendant la main au capitaine, ceux-là ne me font pas peur, je suis même enchanté de les revoir, après avoir déploré leur perte, ajouta-t-elle plus bas.

— Je gage que vous avez prié pour moi ! dit le capitaine sur le même ton. La brave hôtesse rougit et courut dans sa cuisine.

Une heure plus tard, le capitaine réconforté était assis dans la chambre des jeunes gens.

— Je passe sous silence les détails de notre sauvetage, commença Levaillant. Lorsque nous fûmes en sûreté à bord de « L’Alcyon », je demandai à Mathieu comment il se faisait que parti une semaine avant nous, il ne fût pas encore rendu à Québec.

— Je t’attendais, dit-il. Puis, voyant mon étonnement, voici ce qu’il me raconta : « Le soir de notre visite au cabaret du « Corsaire Rouge », au moment où je détachais mon canot pour rentrer à bord, je fus accosté par un individu qui me dit brusquement :

— Êtes-vous le capitaine, Mathieu ?

— Oui, et vous, qui êtes-vous ? Et que voulez-vous de moi ?

— Mon nom ne vous apprendrait rien, répondit l’inconnu. D’ailleurs je l’ai oublié moi-même. Ce que je veux, je vous le dirai, mais pas ici, où tout le monde peut nous entendre.

— C’est donc bien grave ! lui dis-je.

— Il y va de la vie de plusieurs personnes.

Je regardai plus attentivement le singulier personnage qui me parlait. Il paraissait âgé d’une soixantaine d’années, et sa figure ravagée, son œil unique qui brillait d’une étrange lueur, lui donnait un aspect peu rassurant. Il lut, sans doute, dans mes yeux la défiance qu’il m’inspirait, il se rapprocha de moi, sa voix tremblait un peu : Voulez-vous sauvez le capitaine Levaillant ? dit-il.

— Suivez-moi à bord, lui dis-je, en sautant dans mon canot. L’homme me suivit à bord.

— Vous pouvez parler, maintenant, nous sommes seuls…

Nous étions assis près d’une petite table, dans ma cabine, et sur cette table, à portée de ma main, se trouvait une paire de pistolets.

— Mes minutes sont comptées, capitaine, aussi je ne serai pas long. Dans deux heures Laverdie part sur le « Vautour ». Et savez-vous quelle destination ?

— Non, dis-je avec humeur, les affaires de ce coquin m’intéressent peu. Mais quel rapport ?

— Quel rapport ! interrompit le matelot. Par les cornes de Satan ! capitaine, on voit bien que vous ne connaissez pas Laverdie. Alors, écoutez-moi : Le « Vautour » s’en va attendre Levaillant dans l’une des baies du St-Laurent, et, prit ainsi à l’improviste, le « Montcalm » est perdu. Malgré sa tournure de bandit, le vieux marin était si ému en prononçant ces mots qu’il était facile de voir qu’il était sincère.