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LES FANTÔMES BLANCS

Le vieux forban eut un geste de défi :

— Quand tu voudras, Pie ! le reste de la phrase fut couverte par la voix du capitaine.

— Hardi ! mes enfants, tenez ferme ; la tempête s’annonce terrible. Pas de colère Laverdie, les flots vont faire notre œuvre. Regarde… ! Et par une fissure de la falaise, il montrait le fleuve dont les vagues monstrueuses venaient s’abattre sur le rocher avec un bruit de tonnerre.

— Le « Montcalm » est perdu, dit-il, il n’y a pas un vaisseau qui puisse résister à une pareille tourmente.

— Qui sait ? Peut-être le vaisseau-fantôme… ? dit une voix qui paraissait sortir des entrailles du brick.

Les deux hommes se retournèrent, il n’y avait personne près d’eux ; d’ailleurs, ils n’eurent pas le temps de s’appesantir sur cet incident : Un cri épouvantable venait de dominer, pour un instant, le fracas de la tempête, et l’écho des rochers le répétait comme un suprême appel.

— C’est fait, murmura le chevalier, dont une joie diabolique illuminait les traits. À moi la belle Marguerite et ses richesses.

— Pauvre Levaillant ! disait de son côté, notre ami Tape-à-l’œil. J’avais pourtant juré de le sauver. Pourtant, il ne faut pas désespérer… L’autre était là, et Dieu les aura protéger, j’espère. Pas malin pour deux sous ce chevalier de pacotille… Il a oublié sa victime et me croit disparu à jamais. Ah ! Pietro, bandit cruel, je vais m’acharner à tes pas, pour déjouer tes projets, et si je puis t’empêcher de faire le mal, ce sera ma vengeance. J’ai pourtant bien souffert, mon Dieu ! murmura le rude marin en s’étendant sur son hamac.

Des mots de prières montaient à ses lèvres, il lui sembla que le ciel avait protégé ceux qu’il avait voulu sauver… Un grand calme se fit dans son âme et il s’endormit.

Laverdie et Kerbarec étaient restés sur le pont.

— Montons sur le rocher, dit le capitaine.

La tempête avait cessé, mais le vent soufflait encore avec force, chassant les nuages qui fuyait devant lui comme des ombres fantastiques, laissant à découvert ça et là quelques étoiles qui brillaient dans l’azur sombre. Soudain, la lune apparut, et les deux complices virent distinctement, le vaisseau mystérieux passer lentement à quelques-encablures du rivage… Sa coque, toute noire faisait ressortir la blancheur de ses voiles, ce qui achevait de lui donner une apparence quasi-spectrale. Ce qui complétait l’illusion, c’est que ce bâtiment semblait désert.

— Donnons-lui la chasse, dit Laverdie.

Kerbarec secoua la tête.

— Tu ne connais pas les légendes qui courent sur ces vaisseaux mystérieux ?

— Oui, ce sont des contes à dormir debout.

— Tu n’es pas breton, chevalier, et tu ne connais pas nos marins. À cette heure, tu offrirais une fortune à chacun de nos hommes qu’ils te refuseraient.

Laverdie eut un geste de pitié.

— Nous partirons pour Québec demain, dit-il, et tournant le dos à Kerbarec, il descendit dans sa cabine.

Fin de la première partie.


DEUXIÈME PARTIE


LES ORPHELINES.


CHAPITRE I


L’AUBERGE DU « RAT-MUSQUÉ ».


Non loin de l’endroit où s’élève aujourd’hui la bâtisse du Parlement, à Québec, on voyait, à l’époque où commence ce récit, une auberge assez bien achalandée tenue par une veuve, Mme Bernier.

Cette auberge, une petite maison basse au toit pointu d’une hauteur invraisemblable, portait pour enseigne un superbe rat-musqué de grandeur naturelle : de là son nom.

Un matin de la fin de décembre, Mme Bernier venait de mettre la dernière main à son ménage, lorsqu’une voiture vint s’arrêter à sa porte.

Il en descendit deux hommes vêtus du costume des habitants du pays, qui vinrent frapper à la porte de l’auberge en demandant un gîte pour quelques jours.

Mme Bernier fut frappée de l’air de distinction de deux voyageurs qu’elle avait pris, tout d’abord, pour quelques bons habitants de la rive sud, ses clients habituels.

— Entrez, messieurs, dit-elle avec son sourire le plus aimable, j’ai une bonne chambre à vous offrir.

— Et un bon repas aussi ? questionna le plus petit des deux inconnus.

Mme Bernier se mit à rire.

— Je vais d’abord vous montrer votre chambre, dit-elle ; suivez-moi, messieurs. Elle les précéda et les fit entrer dans une chambre assez grande, meublée d’un grand lit à colonnes entouré de rideau d’indienne, d’une table de toilette et de deux chaises. Une exquise propreté était le seul luxe de cette pièce où le soleil entrait par deux larges fenêtres.

— Nous serons très bien ici, dit l’étranger qui n’avait pas encore parlé ; et, d’un geste de contentement, il enleva le lourd bonnet qui lui couvrait la tête.

Mme Bernier eut une exclamation de surprise.

— Est-ce possible ? Monsieur Paul ?

— Hélas ! non madame, répondit Georges de Villarnay que le lecteur a deviné sans doute, vous êtes trompée par une ressemblance. Puisque vous connaissez Paul Merville, je puis vous dire qu’il est resté en France et ne pourra revenir que le printemps prochain.

— Ah ! mon Dieu, et les pauvres petites ? Que vont-elles devenir ? gémit la brave femme.

— Je crois que c’est la Providence qui nous a conduits ici, reprit Georges, car j’ai besoin de renseignements sur la position des sœurs de mon ami Paul.

Philippe intervint.

— Je prierai d’abord notre hôtesse, de nous servir un repas quelconque, dit-il. C’est étonnant comme la température de ce pays me creuse l’estomac.

Mme Bernier les conduisit dans une autre pièce où une petite servante venait de dresser le couvert.

Sur une petite table couverte d’une nappe très blanche, elle avait placé du pain, du