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LES FANTÔMES BLANCS

un assassin. Et vous dites que vous êtes l’insulté ? Allons donc, l’un de nous est de trop. Ah ! l’on m’a dédaigné… Vous allez m’en rendre raison, acheva le marquis avec rage.

— Vous êtes ivre, marquis, dit Georges avec calme, tâchez de reprendre votre sang-froid, je ne me bats pas avec un forcené.

— Et moi, je dis que tu te battras, si tu n’es pas un lâche, hurla le marquis en se jetant sur Georges.

Les deux gentilshommes, restés jusque-là silencieux, essayèrent de calmer le furieux, mais ce fût en vain.

— Laisse-moi faire, dit tout bas Philippe, je vais te remplacer, puisque cela te répugne de te battre avec un pareil animal.

— Si nous n’étions pas des chrétiens, Philippe, comme je lui passerais volontiers mon épée au travers du corps.

— Nous sommes dans le cas de légitime défense.

— Aurez-vous bientôt fini cria le marquis avec insolence, l’épée que vous portez n’est-elle donc qu’un bijou de parade ? Voici mes témoins, où sont les vôtres ?

— Moi, dit Philippe en s’avançant.

— Et moi, si tu le permets Georges, dit Paul Merville qui débouchait d’une allée transversale. De quoi s’agit-il ?

En quelques mots, Georges le mit au courant.

Les conditions du combat furent réglées entre les témoins. On choisit une petite clairière que la lune éclairait comme en plein jour.

L’épée était l’arme du combat.

Les combattants prirent place, Georges était très calme, mais le marquis tremblait d’une rage concentrée.

— Allez, messieurs, disent les témoins.

Le combat commença, les deux adversaires semblaient d’égale force, mais l’attitude calme et froide de Georges faisait présager que la chance tournerait en sa faveur.

Pendant quelques secondes la lutte se continua, il était évident que Georges ménageait son adversaire, mais à un moment le marquis perdant toute mesure, s’élança pour porter un coup droit à Georges, celui-ci para, et sa lame disparut dans la poitrine du marquis qui tomba lourdement sur le sol.

Oubliant tout, le jeune homme se précipita vers le blessé et, avec son mouchoir il s’efforça d’arrêter le sang qui coulait en abondance.

— Fuyez, monsieur de Villarnay, dit l’un des témoins, en posant la main sur l’épaule de Georges. Fuyez, quittez la France au plus tôt, vous savez que le marquis a des parents très bien en cour, leur vengeance sera terrible,

— Merci, murmura le jeune homme, en serrant la main du brave gentilhomme, j’oubliais que je suis un criminel. Pauvre mère ! déjà si éprouvée, que va-t-elle devenir ?

— Du courage, mon jeune ami. Dieu vous protégera, car le droit est pour vous, je connais votre malheur et j’étais venu pensant éviter ce duel. Vous avez agi en gentilhomme.

— Adieu, messieurs.

Il serra la main aux trois jeunes gens qui s’éloignèrent, pendant qu’on emportait le corps inanimé du marquis.


CHAPITRE XVII
LES FUGITIFS.


Ils marchèrent quelque temps en silence. Georges pensait à sa famille que ce nouveau coup allait laisser sans appui. Il ne dissimulait pas la gravité de sa position, les lois étaient très sévères alors pour les duellistes. D’un autre côté, le marquis de P… était le neveu de Choiseul, alors tout-puissant à la cour du vieux roi. Il fallait fuir et au plus tôt. Il se tourna vers Paul.

— Conseille-moi, mon ami, dit-il ; dois-je m’expatrier ?

— Sans doute, pour quelque temps du moins, car vous avez tout à craindre de cette puissante famille.

— Maman et ma sœur vont rester sans appui ?

— Ta mère sera la première à te conseiller la fuite. Tiens, une idée : Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi au Canada ?

— Monsieur Merville a raison, dit Philippe qui, jusque là, était resté silencieux. Là-bas, sous de faux-noms, nous serons tranquille.

— Alors, c’est dit, je vous emmène. Mon navire m’attend au Havre, nous y serons dans quelques jours, et à la garde de Dieu.

Pour toute réponse, Georges serra dans les siennes les mains de son ami.

— Allons, dit celui-ci, pas tant de gratitude. Nous sommes frères par la ressemblance et par le cœur, et je suis heureux de te prouver mon affection en vous aidant tous deux dans cette pénible circonstance.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés au château. Georges fit entrer ses amis dans le salon et monta à l’appartement de sa mère.

— C’est toi, mon fils, comme tu rentres tard, dit la comtesse en l’apercevant. Le jeune homme vint s’asseoir aux pieds de sa mère et appuya sa tête sur ses genoux.

— Mais, tu trembles, mon enfant, s’écria Mme de Villarnay. Quel nouveau malheur as-tu à m’annoncer ?

— Hélas ! ma mère, le plus grand qui puisse nous arriver maintenant. Nous avons rencontré, ce soir, le marquis de P…, il nous a provoqués, insultés ; nous nous sommes battus, et il est tombé sous mes coups.

— Malheureux enfant ! il est mort ?

— Non. mais sa blessure est grave.

— Alors, il faut fuir !

— Oui, mais vous laisser seule, vous et cette enfant qui n’a plus de père ? Mon cœur se brise à cette pensée.

— Dieu sera notre appui, répliqua la noble femme. J’aime mieux l’exil pour vous qu’un cachot de la Bastille ou du Châtelet.

— Mon ami Paul Merville, dont je vous ai parlé plusieurs fois, est ici ; il est arrivé à temps pour me servir de témoin dans cette affaire. Un domestique lui avait ouvert la porte du château, il se disposait à entrer lorsque, attiré par les éclats de voix, il est arrivé sur le terrain au moment où le duel allait avoir lieu. Comme son navire l’attend au Havre, il nous offre de l’accompagner au Canada. Allons le rejoindre.

— Et lui dire que tu acceptes. C’est Dieu qui nous l’envoie, ce jeune homme. Là-bas,