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LES FANTÔMES BLANCS

— Tape-la j’accepte. Allons parler à mes hommes.

Les deux complices montèrent sur le pont.

— Camarades, dit Kerbarec, il y a 50,000 livres à gagner. Puis-je compter sur vous ?

— Cela dépend de la besogne à faire, dit un forban à barbe grise, nous tenons à notre peau, capitaine.

Laverdie voulut frapper un grand coup qui le posa dans l’esprit de l’équipage, il sortit de l’ombre et s’avança en pleine lumière.

— Voici deux mille livres à partager entre vous, mes braves, dit-il.

Et il tendit une lourde bourse à l’un des marins.

Des applaudissements éclatèrent, le vieux matelot qui avait parlé le premier s’approcha de Kerbarec.

Son œil brillait d’une lueur mauvaise, et sa voix tremblait un peu lorsqu’il demanda :

— Vous connaissez ce particulier, capitaine ?

— Oui mon ami et l’on peut se fier à sa parole. Aurais-tu peur ?

Le marin haussa les épaules.

— Je ne sais pas de quoi il s’agit dit-il.

— Tout simplement d’arrêter le « Montcalm » en route.

— Et vous allez donner les mains à une pareille infamie ! Vous, capitaine…

— Que veux-tu mon pauvre Tape-à-l’œil nous faisons notre métier.

Le partage de la somme donnée par le chevalier venait de se faire. On apporta la part de Tape-à-l’œil, qui la refusa obstinément, et comme le capitaine insistait :

— Cet homme me déplaît, dit-il, et il s’éloigna en maugréant.

— Êtes-vous sûr de cet homme ? demanda Laverdie aux marins.

— Oui, monsieur le chevalier, à part de ses manières fantasques et ses idées de l’autre monde, c’est le meilleur de nous tous, et brave… Je ne vous dis que ça…

Laverdie rejoignit Kerbarec et lui fit part de ses soupçons ; il n’était pas rassuré.

— Lui, mon vieux Tape-à-l’œil ! On voit bien que tu ne le connais pas chevalier, je douterais plutôt de moi-même. En face d’une telle assurance, Laverdie se retira, tout en se promettant « in petto » de surveiller les faits et gestes du vieux matelot.

Au moment de mettre le pied dans l’embarcation, qui devait le ramener à terre, une voix qui paraissait sortir de l’onde fit entendre ce nom : Pietro… L’obscurité était profonde et Laverdie ne pouvait distinguer la figure des deux rameurs.

— Qui a parlé ? demanda-t-il d’un ton rogne. We don’t understand (nous ne comprenons pas), répondirent les matelots avec le plus pur accent britannique.

— Je rêve, murmura Laverdie, ce nom que je voudrais effacer de ma mémoire me poursuivra-t-il toujours ?

— Tu peux trembler, Pietro, car l’heure de la vengeance sonnera et terrible… je choisirai mon heure. En attendant tu ne toucheras pas au « Montcalm » ni à son capitaine, foi de Tape-à-l’œil.


CHAPITRE XVI
LE DUEL.


Retournons, maintenant, au château de Villarnay.

Philippe et Georges sont encore là. Georges, aidé par un médecin habile, mettait tout en œuvre pour guérir le cerveau malade de son père, mais le grand âge du vieillard lui donnait peu d’espérance.

Philippe était devenu le compagnon inséparable d’Eva. C’était lui qui l’accompagnait dans ses courses charitables et dans ses longues promenades à travers le parc. Chez le jeune officier, la grande douleur des premiers jours avait fait place à une mélancolie rêveuse qui donnait un charme de plus à sa brune figure.Eva était l’âme de ce petit groupe, si cruellement éprouvé. Plus que les autres, peut-être, elle a pleuré la perte de sa sœur, mais devant la douleur des siens, elle a refoulé ses larmes ; et par de douces paroles, d’une sollicitude de tous les instants elle a pu mettre un peu de baume sur ce pauvre cœur meurtri. C’est surtout son père qui est devenu pour elle l’objet de soins incessants, et, chose étrange, le pauvre insensé semble parfois reconnaître le gracieux visage d’Éva. À plusieurs reprises, on l’a entendu murmurer « ma fille ». Mais ces éclairs de raison deviennent de plus en plus rares.

Un soir, Georges et Philippe sortirent pour faire une promenade. Le temps était magnifique. À la chaleur du jour avait succédé une fraîcheur délicieuse. Le soleil qui venait de disparaître, derrière les hauts sommets, avait laissé à l’horizon une freinte rose, qui mettait des points lumineux à la cime des arbres, tandis que la vallée dominée par le château s’emplissait d’ombre.

Bientôt, la lune, alors dans son plein, vint ajouter sa lumière argentée au charme captivant de cette belle soirée de printemps.

Il semblait, à nos jeunes gens que le parfum des fleurs et le chant du rossignol étaient plus enivrant que d’habitude, aussi prolongèrent-ils leur promenade, aspirant avec délices les émanations délicieuses qui s’échappaient de toutes parts.

Ils allaient rentrer au château, lorsqu’au détour d’une allée ils se trouvèrent en présence de trois gentilhommes qui semblaient les attendre.

L’un d’eux se détacha du groupe et s’adressant à Georges, dit avec hauteur :

— Je suis heureux de vous rencontrer monsieur, nous avons une affaire d’honneur à régler ensemble.

— Depuis quand l’insulteur vient-il demander des raisons à l’insulté, monsieur le marquis ? dit Georges avec mépris.

— N’est-ce pas moi qui suis l’insulté dans cette affaire ? J’avais fait l’honneur à une jeune fille de la choisir pour femme, on me la refuse ! Je l’ai fait enlever, elle a osé me braver en face, et profitant de mon absence elle s’est évadée, avec l’aide de ma tante et de deux serviteurs gagnés, sans doute, par votre or. Tous sont disparus. Je me suis présenté au château de Villarnay, le vieux Jacques a failli se signer en m’apercevant et m’a dit que j’étais