Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/29

Cette page a été validée par deux contributeurs.
27
LES FANTÔMES BLANCS

— Jamais s’écria-t-il, j’aimerais mieux le voir brûler sous mes yeux. Vous pouvez presser votre chargement, capitaine, mon séjour dans les Vosges ne sera pas long.

— Partez sans crainte, mon jeune ami. Vous retrouverez votre navire tout prêt pour le voyage. Quant à Laverdie, je n’ai que deux mots à lui glisser dans le passage de l’entendement et il va devenir plus doux qu’un agneau. Le temps de trouver cet animal et de lui dire la chose, et je reviens vous donner des nouvelles. Viens Mathieu.


CHAPITRE XV
LES PIRATES.


— C’est au cabaret du « Corsaire Rouge », que nous trouverons notre homme, dit le capitaine Mathieu lorsqu’ils furent dans la rue.

— Va pour le « Corsaire Rouge », c’est un repaire de bandits de toutes sortes. Laverdie est là dans son milieu.

Tout en causant, les deux hommes furent bientôt rendus au cabaret en question.

Ce bouge, vaguement éclairé par la lune, avait un aspect sinistre.

Bâti au fond d’une cour, transformée en cloaque par des détritus de toutes provenances, il n’avait du côté de la rue, qu’une petite fenêtre dont les vitres crasseuses empêchaient tout regard indiscret de voir ce qui se passait à l’intérieur. Cet intérieur répondait à l’aspect peu engageant du dehors. C’était une grande salle, éclairée par une lampe fumeuse et dont l’atmosphère était suffocante.

Le capitaine Levaillant s’approcha du comptoir, où trônait un gros homme à figure rébarbative, et demanda une bouteille de vin.

L’hôte fit un signe, et une grande fille borgne, à la chevelure embrouillée, apporta la bouteille qu’elle plaça sur une petite table avec deux verres.

Les deux marins s’assirent, et tout en buvant, ils jetèrent un coup-d’œil sur l’étrange bouge où ils se trouvaient.

Il y avait là, des marins de tous les pays, des portefaix et des ouvriers du port, et, fraternisant avec tout cela, quelques types de coupe-jarrets d’une tournure à rendre jaloux le fameux « Cocardasse » de Paul Féval.

Tout ce monde buvait, chantait, jouait aux cartes et se chicanait à qui mieux mieux.

— Laverdie n’est pas ici, dit le capitaine Levaillant.

— Le voilà, répondit son ami en désignant entraient.

— Oui c’est lui, le mâtin… Mais quel est l’individu qui l’accompagne ?

— Lui, c’est le fameux Kerbarec, un boucanier, que l’on a surnommé « Le Vautour », du nom de son brick.

Mais l’œil perçant du chevalier avait déjà aperçu les deux marins ; il se dirigea vers eux.

— Monsieur, dit-il à Levaillant, le capitaine Mathieu a dû vous conununiquer les ordres de Mme Merville.

Le capitaine haussa les épaules et se rapprocha du chevalier.

— Et s’il ne me plaît pas d’obéir, dit-il entre haut et bas.

— Alors, monsieur, dit Laverdie avec hauteur, nous nous adresserons à la justice.

Le capitaine eut un geste d’insouciance, et se penchant à l’oreille du chevalier, il murmura « Pietro Lamberti » !

Le chevalier pâlit.

— Monsieur de Laverdi, reprit le capitaine à voix haute, vous aviez fait le projet de conduire le « Montcalm » à Londres, pour le mettre au service de l’Angleterre. Ne niez pas, j’ai des preuves, et je vous conseille de ne pas vous approcher trop près de la justice, car il pourrait vous en cuire. Maintenant, vous êtes libre d’aller où bon vous semblera. Mais n’oubliez pas que je suis et que je resterai capitaine du « Montcalm » jusqu’à l’expiration de ce bail. Regardez…

Et Levaillant mit sous les yeux du misérable un papier signé par M. Merville accordant le commandement du « Montcalm » au sieur Levaillant jusqu’au mois de mai 1759.

Laverdie dissimula sa rage sous un sourire.

— J’ignorais l’existence de cet acte, et je suis sûr que Mme Merville l’ignorait aussi. Je regrette de vous avoir dérangé capitaine, et j’espère que nous nous rencontrerons quelque jour, acheva-t-il avec un geste de menace. Puis il sortit suivi de Kerbarec.

— Malheur à cet imbécile, dit le chevalier, aussitôt que la porte se fut refermée sur eux. Kerbarec, conduis-mois sur ton vaisseau, j’ai un marché à te proposer.

— Je ne demande pas mieux, répondit le brigand avec un rire sonore. Surtout si ce marché doit me conduire à la fortune. Suis-moi.

Arrivé au quai, Kerbarec siffla doucement et bientôt une barque, se détachant de l’ombre, vint se ranger près du quai.

Les deux hommes y montèrent et l’embarcation, glissant silencieusement sur l’eau calme, les conduisit à bord.

Kerbarec fit à Laverdie les honneurs de son vaisseau qui était, pour le moment, dépouillé de sa parure de guerre pour revêtir celle d’un honnête bâtiment marchand.

Mais un œil exercé devinait vite l’appareil meurtrier caché sous ces dehors débonnaires.

Laverdie se laissa conduire, il admira tout, puis lorsque le capitaine l’eut fait descendre dans sa cabine, il lui dit brusquement :

— Veux-tu me servir ?

— Je te l’ai dit, je ne demande pas mieux. Que faut-il faire ?

— Empêcher le « Montcalm » d’arriver à Québec.

— Diable ! la chose n’est pas facile.

— Très facile, avec un équipage comme le tien. Tu connais le St-Laurent ?

— Comme ma botte.

— Alors, il s’agit de partir quelques Jours avant Levaillant et d’aller l’attendre dans l’une des nombreuses criques que l’on rencontre en remontant le fleuve.

— Et fondre sur lui à l’improviste ! Le moyen est excellent, d’autant plus que je connais un endroit propice pour une embuscade de ce genre. Figure-toi une anse profonde où l’on peut mouiller en toute sécurité, car elle est abritée par un énorme rocher qui peut servir d’observatoire. Quelle sera la récompense ?

— 50,000 livres.