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LES FANTÔMES BLANCS

Le marquis éclata de rire.

— Et vous prenez cet engagement au sérieux ? Jolie alliance, ma foi, que celle d’un cadet de Gascogne qui ne possède que son épée. En vérité, c’est à pouffer de rire, un tel parti pour la fille du riche comte de Villarnay !

— Ma parole est engagée, dit le comte, je ne pourrais y manquer sans forfaire à l’honneur ; et puis, je ne veux pas briser le cœur de ma fille en m’opposant à son union avec celui qu’elle a choisi.

Gontran de P… eut un geste de colère.

— Alors, gardez-la bien cette belle Valentine car je la veux et je l’aurai, en dépit de vous et de tous les Seilhac du monde. Il sortit comme un furieux et, le lendemain, l’on apprit qu’il était parti pour un de ses voyages mystérieux dont il avait l’habitude. Quelques jours se passèrent puis, un soir, on vint prévenir Valentine que sa nourrice, la vieille Suzanne, était bien malade et qu’elle voulait la voir. Valentine partit, accompagnée d’une femme de chambre. Dix minutes s’était à peine écoulées que cette fille revenait en criant que sa maîtresse venait d’être enlevée par des brigands. On mit sur pied tout le personnel du château auquel se joignirent les habitants du village ; pendant trois jours, on battit la forêt en tous sens sans autre indice qu’un petit mouchoir trouvé sur la route du château des Ormes. Ta mère, ne prenant conseil que de sa tendresse maternelle, se rendit à ce redoutable château. Un homme à figure de bandit la reçut et lui dit que le marquis était en voyage et que Mme de Lantaret s’était retirée dans ses terres. Elle revint au manoir, la mort dans l’âme. Huit longs jours passèrent. Le soir du huitième jour, vers 11 heures, un violent coup de cloche ébranla les échos du vieux manoir. Jacques alla ouvrir et se trouva en présence de deux femmes qui en soutenaient une troisième dans leurs bras. C’était Valentine à demi-morte de terreur et de chagrin.

Ta mère accourut ; on déposa la pauvre enfant sur son lit, puis ta mère se tourna vers les deux femmes qui l’avaient suivie en silence.

— Où avez-vous pris cette enfant ? Et que lui avez-vous fait ? dit-elle.

L’une des femmes releva son voile et découvrit le pâle visage de la baronne de Lantaret.

— Je vous rends votre fille, dit-elle, et je vais m’enfermer, dans un cloître : j’ai gagné nos geôliers à prix d’or et nous partons pour l’Espagne. Adieu, Isabelle, adieu ma chère Valentine. Priez pour lui, vous qu’il a tant fait souffrir. Adieu encore !

Depuis ce jour, une faiblesse mortelle s’est emparé de la pauvre Valentine. Tous les soins ont été inutiles. Les scènes de violence et les menaces qu’elles avaient eues à subir de la part du marquis pour la décider à l’épouser avaient brisé cette enfant qui n’avait connu que les douces joies de la famille, la dernière surtout, où le marquis l’avait menacée de la faire enfermer dans les souterrains du château jusqu’à ce qu’elle consentît à devenir sa femme. « Jamais », avait-elle répondu. Alors le misérable, exaspéré, était sorti en criant :

— Je pars pour deux jours, et si vous n’êtes pas décidée alors, malheur à vous et aux vôtres !

— Priez pour moi, mon Père, dit Georges qui avait écouté en silence ce long récit. J’espère ne pas oublier que je suis chrétien, mais, mon Dieu, quelle terrible épreuve ! Et, serrant dans les siennes la main du prêtre, il sortit de la chambre pour cacher ses larmes.

Philippe de Seilhac, averti par un message de sa tante que s’il voulait voir sa cousine vivante il eut à faire diligence, arriva le lendemain soir au château de Villarnay.

Lieutenant sur un vaisseau, en ce moment en réparation dans le port de Brest, le jeune homme, dont la présence à bord n’était pas indispensable, demanda et obtint sans peine un congé illimité. Fils d’un gentilhomme gascon, plus riche de noblesse que d’écus, Philippe était le dernier-né d’une famille nombreuse. N’ayant rien à attendre de son père, il entra, à 15 ans, sur un navire de guerre en qualité de mousse. Le commandant, un vieil ami de sa famille, voulut qu’il passât par tous les grades de la hiérarchie du bord ; l’enfant se soumit sans murmure à la discipline : il ne boudait pas à la besogne et accomplissait les plus rudes corvées sans rien perdre de sa gaieté un peu railleuse. Son commandant lui avait prédit un avancement rapide, aussi à 22 ans il était nommé lieutenant, et le commandant de Perval, que son grand âge obligerait bientôt à quitter le service, l’avait désigné pour être son successeur. L’avenir s’annonçait donc très brillant pour le jeune homme lorsque le message de sa tante vint, comme un coup de foudre, l’arracher à ses douces illusions. C’était un énergique, ce jeune méridional au teint brun et aux yeux noirs pétillants de malice. Sous ses dehors bon enfant se cachait une âme tendre et sensible mais brave et prompte aux décisions. Après tout, peut-être sa tante s’alarmait-elle trop vite ? Valentine était si jeune, à cet âge il y a tant de ressources. Philippe fit ses adieux à son commandant, sauta sur un cheval et prit en toute hâte la route des Vosges. La distance était longue à franchir et les chemins impraticables. Ce ne fut qu’après beaucoup de fatigues et d’angoisses que les hautes tours du château de Villarnay apparurent enfin aux regards du voyageur. La nuit était venue lorsque Philippe franchit le pont-levis du vieux manoir et s’en vint sonner à la grille d’entrée. Ce fut Jacques qui vint ouvrir : le jeune homme lui tendit la main.

— Dis-moi qu’il n’est pas trop tard, mon vieil ami, dit-il avec angoisse. Le vieillard ne répondit que par ses larmes.

— Trop tard ! murmura Philippe, mais je veux la voir, conduis-moi Jacques.

Le vieillard le conduisit à la chambre mortuaire transformée en chapelle ardente. Valentine, vêtue de blanc, reposait sur une couche qui disparaissait sous de riches draperies ; la mort n’avait pas altéré le calme de sa figure où la lueur des cierges mettait une vague teinte de vie. Le jeune homme posa ses lèvres sur le front glacé de celle qu’il avait espéré revoir vivante, et, s’agenouillant près de la couche funèbre, il enfouit sa tête dans les draperies et éclata en sangloté. Le vieux domestique, debout à quelques pas, le regardait avec compassion et des larmes silencieuses coulaient sur ses joues ridées. Enfin, Philippe