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LES FANTÔMES BLANCS

— Ainsi, il n’y a plus d’espoir, disait le vieux Jacques. Pauvre demoiselle Valentine ! Si jeune… Ah ! j’ai trop vécu, moi, pour voir mourir cet ange et ne pouvoir rien pour elle. Si encore M. Georges était ici. Pourquoi ne pas l’avoir prévenu ?

— Maman ne l’a pas voulu, car elle craignait une rencontre entre mon frère et le marquis de P… Cette famille est si puissante !

Le vieillard pleurait silencieusement. La jeune fille lui prit le bras.

— Viens, mon vieil ami, dit-elle, retournons près de ma sœur.

Elle n’acheva pas : un coup de cloche sonné par une main impatiente venait de la faire tressaillir. Puis la porte s’ouvrit et livra passage à une berline qui vint s’arrêter devant le perron.

En un clin d’œil, la jeune fille fut au bas des degrés.

— Georges, mon frère, c’est Dieu qui t’envoie.

Le jeune homme la serra dans ses bras.

— Éva, ma chérie, qu’as-tu ? Tes yeux sont rouges… Que se passe-t-il ?

— Hélas ! sois courageux, Georges. Notre pauvre Valentine touche à ses derniers moments.

Georges chancela.

— Elle, notre pauvre sœur que j’ai laissée si gaie, si pleine de vie ? Oh ! dis-moi que je rêve, Éva !

Le vieux Jacques vint tendre la main à son jeune maître.

— Ce n’est que trop vrai, dit-il. Venez, monsieur Georges, votre présence va adoucir ses derniers moments.

Georges serra la main du fidèle serviteur.

— Conduis-nous, dit-il, toi aussi tu l’aimais bien.

Un sanglot fut toute la réponse du vieillard. Ils pénétrèrent tous trois dans la pièce où agonisait celle que Georges avait quittée, deux ans auparavant, dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Quel navrant spectacle ! La malade, belle encore sous la pâleur de la mort qui envahissait déjà ses traits, reposait sur une pile d’oreillers. Sa belle tête, noyée dans les flots de sa chevelure blonde, paraissait nimbée d’une auréole. Sa mère, à genoux près d’elle, essuyait son front où perlait une sueur glacée. Debout, au chevet du lit, le curé du village récitait les prières des agonisants. Georges tomba à genoux et colla ses lèvres sur la petite main qui gisait, inerte, sur la couverture. Sous ces baisers brûlants, la malade ouvrit les yeux et un éclair de joie illumina son visage.

— Georges, console-les, balbutia-t-elle en serrant la main de son frère d’une faible étreinte, et pardonne… J’ai pardonné, continuait-elle en regardant le prêtre, mon Père, bénissez-moi… je vous les confie tous… Elle s’arrêta épuisée, puis, au bout de quelques instants, elle murmura encore : Pardonne… Ce fut tout : Valentine était devant Dieu.

Georges, toujours à genoux, n’avait pas bougé ; ses yeux, fixés sur le visage de la chère morte, ne semblaient pas voir autre chose : on eut dit qu’il cherchait à lire sur ces traits immobilisés par la mort le secret de cette fin mystérieuse, la signification de ce mot : Pardonne… prononcé par la pauvre mourante.

Mme de Villarnay vint l’arracher à cette contemplation et lui ouvrit ses bras sans pouvoir prononcer une parole.

Le jeune homme lui rendit ses caresses et leva sur elle un regard interrogateur.

— Suis-moi, mon fils, dit la comtesse simplement.

Georges la suivit jusqu’à son boudoir où le curé du village les avait précédés. Le vénérable prêtre tendit la main à Georges qu’il connaissait depuis l’enfance et dont il avait su apprécier les rares qualités. Le jeune homme serra la main de son vieil ami ; alors seulement ses larmes se firent jour.

— Pleure-la, mon enfant, dit le prêtre, mais n’oublie pas que tu es chrétien et que tu ne dois pas pleurer comme ceux qui n’ont plus d’espérance.

Mme de Villarnay mit un baiser sur le front de son fils.

— Je te laisse avec M. le curé, dit-elle, il te dira tout. Mon devoir m’appelle près de ta sœur.

Elle sortit et les deux hommes demeurèrent seuls.

— Du courage, mon enfant, dit le vieux prêtre. Vous êtes, maintenant, le chef de la famille.

Le jeune homme leva sur le vieillard ses yeux étonnés.

— Quoi ! je n’ai plus de père ?

— Ton père vit, mais sa raison est éteinte : il ne reconnaît plus personne et s’affaiblit de jour en jour.

— Pauvre mère ! elle souffrait ici tous ces martyres pendant que je vivais insouciant à Paris ? Je veux savoir pourquoi on m’a laissé ignorer tous ces malheurs. Un mystère se cache là-dessous. Parlez, monsieur le curé.

— Hélas ! tu viens de passer deux ans dans une cour où l’on s’abuse étrangement sur la question d’honneur. As-tu gardé, sur ce point, les principes de ton enfance ?

— Oui, monsieur le curé, répondit Georges d’un ton ferme. Malgré la perversité qui règne là-bas, j’ai gardé intacte ma foi de chrétien et mes principes d’honneur et de loyauté.

— Bien, mon fils, je n’attendais pas moins de toi. Ecoute-moi. As-tu connu dans ton enfance le marquis Gontran de P… ?

— Certainement, il vivait dans son château des Ormes avec sa tante, la baronne de Lantaret, une amie de ma mère. C’était, à cette époque, un grand jeune homme à l’air sévère qui nous en imposait beaucoup à nous autres, enfants. Je l’ai revu à Paris. On chuchotait dans les salons qu’il faisait souvent des absences mystérieuses qui duraient des mois. On le disait même affilié aux Frères de la Côte. Mais je ne vois pas quel rapport…

— Tu vas le savoir. Le marquis, malgré ses quarante ans et sa réputation plus que suspecte, s’était mis dans la tête d’épouser Valentine. Un jour, il y a trois mois de cela, ton père travaillait dans son cabinet, lorsque le vieux Jacques vint lui dire que le marquis de P… demandait à être introduit pour une affaire importante. « Qu’il vienne », dit le comte. Le marquis entra, l’air arrogant, et dit, sans préambule :

— J’aime Mlle Valentine, monsieur le comte, et je viens vous demander sa main.

Ton père lui répondit que ta sœur était fiancée à son cousin Philippe de Seilhac et que le mariage devait être célébré sous peu.