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LES FANTÔMES BLANCS

Paul s’élança vers M. et Mme Jordan, les deux mains tendues.

— Ah ! chers et bons amis, vous feriez cela, dit-il. Ah ! je partirai avec joie, maintenant, nous ne serons pas seuls là-bas.

Le surlendemain eut lieu le mariage de M. Merville. Comme l’on devait partir dans l’après-midi de ce jour, il n’y avait personne d’invité à la cérémonie. On remarqua que la mariée paraissait mécontente au sortir de l’église. Un jeune homme qui se trouvait sur son passage ne put s’empêcher de dire à son voisin :

— Regarde donc la belle, sais-tu que ses yeux m’inquiètent pour le bonheur de ce vieux fou ? Parole d’honneur, ils expriment plus de haine que d’amour.

— Bah ! dit l’autre, on ne devient pas, sans danger, à soixante ans, l’époux d’une aussi ravissante créature…

— Mais, le chevalier aussi a l’air sombre !

C’est que le même spectacle venait de frapper les yeux des deux complices. Sur le balcon de la maison de l’armateur, ils venaient d’apercevoir Marguerite, Odette et Lilian serrées l’une contre l’autre et qui causaient gaiement avec Paul. L’aspect de ce groupe charmant, qui apparaissait dans un encadrement de feuillages et de fleurs fit monter un flot de haine aux lèvres de la nouvelle Mme Merville. Elle murmura à l’oreille de Laverdie :

— Dans quelques heures…

En effet, vers quatre heures du soir, le « Montcalm », toutes voiles déployées, disparaissait sous la côte de Sainte-Adresse et gagnait la pleine mer.

Quelques jours plus tard, M. Jordan partait à son tour avec sa femme et Lilian que Maggy accompagnait.

Harry était retenu en Angleterre par la maladie de son oncle.


CHAPITRE X
TROIS ANS PLUS TARD.


Trois ans se sont écoulés depuis les événements racontés dans le chapitre précédent.

Nous sommes à Paris par une belle après-midi de février.

Dans la salle basse d’un cabaret de la rue du Cherche-Midi, deux hommes sont assis à une petite table et causent avec animation. L’un de ces hommes porte le costume d’un bourgeois aisé et l’autre l’uniforme des gardes de sa Majesté Louis XV. Tous deux se ressemblent à tel point que sans une légère différence dans la couleur des cheveux, on aurait pu les prendre l’un pour l’autre. Du reste, cette différence s’atténuait avec les années.

L’un de ces jeunes gens est notre ami Paul Merville. L’autre est le fils d’un comte et se nomme Georges de Villarnay.

Ami de collège du jeune Merville, Georges a vu le jour dans l’un de ces vieux châteaux dont les ruines se voient encore sur le versant des Vosges en France. Le vieux comte de Villarnay, très entiché de sa noblesse qui remontait aux croisades et désireux que son fils continuât la longue lignée de soldats qui servait la France, lui avait, sans le consulter, acheté une lieutenance dans les gardes du roi. Le jeune homme n’avait aucun goût pour le métier des armes. Ses préférences se portaient plutôt vers les sciences et toute son ambition tendait vers la vie paisible du médecin de campagne qui lui permettrait de vivre près de sa mère et de ses sœurs.

Devant la volonté paternelle, il fallait obéir ; aussi le jeune homme s’était-il soumis, sans délaisser pourtant ses chères études.

Paul, que les affaires de son père avaient ramené en France, se trouvait depuis un mois à Paris.

Les deux amis s’étaient retrouvés avec plaisir, aussi, ils passaient ensemble tous les instants qu’ils pouvaient dérober à leurs devoirs respectifs.

— Tu m’annonçais hier ton départ pour le Havre, disait le jeune officier, moi aussi je pars ; j’ai obtenu un congé de trois mois pour aller voir ma famille. Tu devrais venir avec moi, Paul, ma mère et mes sœurs seraient si heureuses de te connaître.

— Je vais d’abord me rendre au Havre, répondit Paul. Le navire qui doit me ramener au Canada a passé l’hiver dans le port ; il faut que je m’entende avec le capitaine au sujet du chargement : lorsqu’il sera commencé je pourrai aller te rejoindre.

Un voyageur entra à ce moment dans la salle où se trouvaient les deux amis. Deux cris de surprise retentirent en même temps, et Paul vint tomber dans les bras du nouveau venu.

— Ce cher Harry ! quelle heureuse rencontre. Et tu arrives de Londres ?

— Oui, tes dernières lettres me parlaient de ton prochain départ, et j’ai voulu te voir encore une fois. Qui sait, il se passera peut-être bien du temps avant que nous soyons réunis de nouveau ?

— L’avenir n’appartient qu’à Dieu, répondit Paul, mais il faut que je te présente à un ami dont je t’ai souvent parlé : mon cher Georges, mon ami Harry O’Reilly ; Harry, M. de Villarnay.

Les jeunes gens se serrèrent la main.

— Garçon, une bouteille et du bon, cria le jeune officier.

— Voilà, monsieur, dit le garçon en posant sur la table une bouteille couverte de poussière.

Georges emplit les verres.

— Je bois à ton heureux voyage, dit Paul en levant son verre.

— Et au tien, dit Georges ; au vôtre aussi, monsieur Harry, et à la santé de tous ceux qui vous sont chers à tous deux. Maintenant, je vous quitte : j’ai beaucoup de choses à préparer. À ce soir. Nous nous retrouverons Ici, n’est-ce pas ?

— Certainement. À ce soir.

Restés seuls, les deux amis se rapprochèrent.

— Je serais bien heureux de partir avec toi, dit Harry, j’aurais tant de plaisir à les revoir tous. Lily est une grande fille maintenant ?

— Oui, et c’est la seule consolation de mes pauvres sœurs.

— Ainsi, mon oncle Murray ne se trompait pas : malgré ta présence et celle de leurs amis Jordan, Ellen trouve encore le moyen de les persécuter ?

— Que veux-tu, mon cher ami, mon père se laisse dominer par sa femme et ce Laverdie