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LES FANTÔMES BLANCS

— Voyons, Ellen, soyez raisonnable ; vous comprenez que je ne puis forcer ma fille à ce mariage. Sans doute, j’aime et j’estime Laverdie, je le verrais avec bonheur devenir mon gendre, mais Marguerite le connaît très peu ; plus tard, lorsqu’elle aura eu le loisir d’apprécier ses qualités, l’amour suivra l’estime.

— Il vous suffirait de dire, je veux…

M. Merville secoua la tête.

— Vous ne connaissez pas Marguerite, ma chère amie, c’est une volonté de fer, elle ne se soumettra pas ; il vaudra mieux agir de ruse avec elle. Votre esprit inventif ne vous suggère-t-il aucun moyen ?

— Nous aviserons en temps et lieux, répondit Ellen ; en attendant, vous allez me jurer que jamais, entendez-vous, quoi qu’il arrive, que jamais Marguerite ne sera l’épouse de mon cousin.

Le veuf plongea ses yeux dans les prunelles de flamme fixées sur lui.

— Peste, quel feu ! Est-ce que nous l’aimerions ce jouvenceau ?

Un peu de rouge vint aux joues pâles de Mlle O’Reilly.

— Non, dit-elle avec force, mais je ne veux pas que la fortune de mon oncle passe aux mains de votre fille que je déteste.

— Bah ! vous l’aimerez plus tard. En attendant, soyez sans inquiétude, je jure tout ce que vous voudrez. Maintenant, parlons un peu de notre mariage : c’est toujours pour la semaine prochaine ?

— Oui, pourvu que nous partions le même jour.

— J’ai donné des ordres précis à Levaillant : tout sera prêt, je vous l’assure, ma bien-aimée, ajouta M. Merville en s’inclinant sur la main de la rouée créature qui s’éloigna en grommelant :

— Triple imbécile qui s’imagine être aimé ! Une fois ta femme et maîtresse de ta fortune, tu verras si je t’ai épousé pour l’amour de tes soixante ans.

Paul arriva deux jours avant la cérémonie. Après avoir embrassé ses sœurs, il se rendit au cabinet de son père.

— Vous avez désiré me voir, me voici, mon père, dit-il.

M. Merville paraissait soucieux et embarrassé.

— Marguerite et Odette ne t’ont rien dit ? demanda-t-il.

— Non, mon père, j’ai voulu vous voir tout de suite. C’est à peine si j’ai pris le temps de les embrasser. Cette demande de venir vous rejoindre m’inquiétait.

— Il ne se passe rien de fâcheux, pourtant, mais je voulais t’annoncer moi-même un grand changement dans ma position, et te demander si tu veux nous accompagner.

Le jeune homme ouvrit de grands yeux.

— Puis-je vous demander où vous allez, mon père ?

— Certainement ; je pars pour le Canada, mais j’ai une autre communication à te faire : j’ai résolu de me remarier.

Paul devint très pâle.

— Si tôt ? murmura-t-il.

— C’est vrai, mais il faut une maîtresse intéressée à la maison, Marguerite est trop jeune pour s’occuper de tout et Nanette se fait vieille.

Le jeune homme attendait un nom ; ce nom ne venant pas, il interrogea son père.

— Quel est le nom de celle que vous avez choisie ?

— La plus belle et la plus digne, Mlle O’Reilly.

Paul sursauta.

— Vous, mon père, un vieillard, épouser cette coquette et frivole jeune fille, donner à cette créature fausse et égoïste la place de ma mère, une sainte ? Ah ! mon père, vous voulez donc notre malheur à tous ?

M. Merville eut un geste de colère.

— Je ne veux pas que tu calomnies celle que j’ai choisie pour femme et dont le dévouement pour tes sœurs est connu.

— Dévouement bien rétribué, répliqua Paul, sarcastique, et que je crois fort peu désintéressé… Vous êtes mon père, je vous obéirai. Maintenant, je vous laisse à vos affaires. À ce soir.

Paul sortit. Dans le corridor, il rencontra Marguerite.

— Pauvre chérie, dit-il, sois courageuse.

— J’ai du courage, Paul, tu nous restes, c’est l’essentiel. Et cette créature, oh ! je ne la crains pas, je lui tiendrai tête, tu verras. Allons rejoindre Odette.

Ils sortirent. Sur la galerie se trouvait Ellen qui, sans saluer Paul, demanda à Marguerite :

— Où allez-vous ?

— Chez M. Jordan.

— Je ne veux pas, nous avons encore beaucoup de choses à faire. Paul ira seul. Rentrez.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, dit-elle avec calme. Vous n’êtes plus mon institutrice et, demain, vous serez Mme Merville. Vous n’avez pas le droit de me commander, rappelez-vous ceci, mademoiselle.

Et toujours froide et calme, Marguerite prit le bras de son frère et l’entraîna.

Ellen, tremblante de rage, les regarda s’éloigner.

— Jouissez de votre reste, imprudente que vous êtes, dit-elle. Une fois là-bas, j’aurai raison de ton obstination, Marguerite, va, tu ne reverras pas de sitôt ton bel Harry qui ne peut quitter mon oncle, et tu vas te séparer de tes amis Jordan… Moi, je vais vers la fortune et vers la vie brillante sans laquelle je ne puis vivre. Que m’importe d’être l’épouse d’un vieillard si je puis me venger de vous tous.

Laissons l’odieuse créature ruminer ses projets de vengeance et rejoignons nos jeunes amis chez M. Jordan. Paul est assis entre les deux fillettes qui sont enchantées de le revoir. Marguerite, appuyée au fauteuil de Mme Jordan, s’entretient tout bas avec elle. Un éclair de joie traverse de temps en temps les yeux humides de la jeune fille, et son regard s’attache avec reconnaissance sur sa vieille amie.

— Je vais te dire un secret, mon ami Paul, dit tout-à-coup Lilian, vous ne partez pas seuls pour le Canada ; je viens de le dire à Odette qui pleurait, et je veux que tu le saches aussi.

— Qui donc va nous accompagner, ma chère Lily ? Est-ce toi ?

— Nous tous, que ferais-je moi seule ?