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LES FANTÔMES BLANCS

cher. Mais de longues semaines devaient s’écouler avant que le pauvre patient eut conscience de son état, et ce fut pour apprendre la disparition de sa femme et le départ du faux Lopez. Alors, Pierre Lamy comprit de quelle machination il avait été victime, et cette nouvelle, qui aurait dû le tuer, lui rendit une partie de son courage. Il se dit qu’il vivrait pour la vengeance. Sur ces entrefaites, on vint, un soir, le prévenir qu’un mourant demandait à le voir sur-le-champ. Sans hésiter, il suivit le gamin qui le conduisit dans une maison de pauvre apparence où un homme, qui gisait sur un grabat, fit un geste de surprise en l’apercevant.

— J’ai demandé M. Pierre Lamy, dit-il.

— C’est moi, mon ami, que me voulez-vous ?

— Vous demander pardon, j’espérais, mais en voyant dans quel état cette lâche agression vous a mis, je n’espère plus.

— Vous étiez au nombre de mes assaillants, et c’est le capitaine Lopez qui vous payait pour m’assassiner ?

L’homme eut un sourd gémissement.

— Vous avez fait de moi une ruine, reprit Pierre Lamy ; je n’ai que 30 ans et j’ai l’apparence d’un vieillard. Mais je vous pardonnerai si vous répondez à mes questions. Qu’est devenue la jeune femme que votre capitaine a enlevée ?

— Elle est morte au bout de quelques semaines.

— Morte ? répéta sourdement Lamy, et comment ?

— Elle se disputait souvent avec le capitaine, elle le suppliait de la ramener ici, et c’était des crises de larmes à la suite desquelles elle refusait de manger. Sa pauvre tête ne put résister à cet état de choses, elle eut des accès de folie et, dans un de ces accès, elle a profité d’un moment où la surveillance s’était relâchée pour se lancer dans la mer.

— La malheureuse ! murmura Pierre, oh ! je la vengerai !… Pour vous, mourez en paix, je vous pardonne…

— Un jour, poursuivit Levaillant, je surveillais le chargement de mon navire lorsque je fus accosté par un vieillard dont une énorme cicatrice traversait la figure en partant de l’œil gauche complètement vide pour aboutir à l’oreille droite.

— Excusez-moi, capitaine, dit-il, je viens vous demander une place dans votre vaisseau.

— Mon équipage est au complet, lui dis-je, je puis vous prendre comme passager. Où désirez-vous aller ? Moi, je pars pour les Indes.

L’homme eut un sourire amer.

— Tous les lieux sont bons à qui n’a plus de famille, dit-il. Voulez-vous m’entendre, capitaine ? Peut-être, lorsque vous saurez mon histoire et le but que je poursuis, m’accepterez-vous comme matelot ?

Alors, l’inconnu me raconta ce que je viens de vous dire. Ses papiers étant en règle, je le pris à mon bord sous le nom de Charlot que mes hommes changèrent bientôt en celui de Tape-à-l’œil. Il ne tarda pas à devenir le favori de l’équipage, et j’espérais le faire renoncer à ses projets de vengeance lorsque, un an plus tard, nous étions de retour au Havre, Tape-à-l’œil crut reconnaître son lâche camarade dans la personne d’un brillant gentilhomme qui passait en bel équipage. Il s’informa : on lui dit que c’était le chevalier de Laverdie, riche descendant d’une famille normande dont il était le seul survivant. Mon matelot revint à bord et me raconta la chose en me disant qu’il en aurait le cœur net. Je voulus le dissuader en lui disant que la vengeance n’appartient qu’à Dieu.

— Oui, vous avez raison, capitaine, et cependant il faut que je voie cet homme. Adieu, j’ai le pressentiment que cette visite me sera fatale.

Il partit et ne revint pas. Je supposai qu’il était tombé sous les coups de son ennemi. Je me fis désigner celui qui portait ce nom de Laverdie, et, depuis ce temps, je ne l’ai pas perdu de vue. Il menait à Londres une existence brillante et passait pour l’associé du malheureux banquier O’Reilly. Qui sait s’il n’a pas aidé à sa ruine, conclut le capitaine. C’est peu charitable ce que je dis là mais, enfin, avec un pareil scélérat, on peut s’attendre à tout.

M. et Mme Jordan demeuraient silencieux.

Lilian s’était approchée.

— Ne vous désolez pas, dit-elle, je connais un moyen de protéger mes pauvres amis.

— Et ce moyen, petite Lily ? demanda M. Jordan.

— Partons, nous aussi, pour Québec. Vous voulez vous retirer des affaires, mon oncle, eh bien ! allons résider là-bas. Sans doute, j’aurai du chagrin de ne plus voir mon cher Harry, mais il m’approuvera, j’en suis sûre ; lui non plus ne voudra pas que Marguerite et Odette deviennent les esclaves de notre méchante cousine.

— Lily a raison, dit alors M. Jordan ; je viens justement de recevoir une lettre d’un ami de là-bas qui m’offre une belle propriété aux environs de Québec. J’attends un de mes navires à la fin de la semaine. Je règle mes affaires et nous partons.

— Oui, je partirai sans regret, dit à son tour Mme Jordan. Pourvu que je puisse être utile à ces pauvres petites, car elles n’ont rien à attendre de leur père qui va se laisser dominer par Ellen et son soi-disant chevalier.

— Pour celui-ci, dit alors Levaillant, je m’en charge, et je lui conseille de ne pas s’approcher trop près de Marguerite, car il pourrait lui en cuire, foi de Levaillant. Là-dessus, le capitaine prit congé de ses amis en leur promettant de les avertir s’il découvrait quelque chose de nouveau.

Le lendemain, M. Jordan se rendit chez son notaire et lui exposa son projet de quitter la France, au moins pour quelques années. Son premier commis continuerait les affaires jusqu’à ce qu’il se présenta un acquéreur sérieux. Le plus grand secret devait être gardé. Le notaire, en homme habile, comprit à demi-mot et s’occupa de réaliser les fonds nécessaires à son client pour une installation dans ce lointain pays. Il mena si bien les choses que tout fut prêt dans quelques jours.


CHAPITRE IX
MARIAGE ET DÉPART.


Dans le bureau de M. Merville, Ellen, pâle et les sourcils froncés, semblait en proie à une colère sourde.

— N’êtes-vous pas le maître ? disait-elle.