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LES FANTÔMES BLANCS

sied bien de parler des gens sans principes, vous, je…

Laverdie lui saisait le bras.

— Voyons, Ellen, j’ai eu tort de parler ainsi : faut-il que je vous demande pardon à genoux ? Croyez-moi, deux vieux amis tels que nous auraient mauvaise grâce à se chicaner pour quelques mots en l’air. C’est convenu, je vous accompagnerai au Canada et je ferai mon possible pour me faire aimer de la belle. M. Merville prendra-t-il passage sur l’un de ses navires ?

— Oui, nous attendons le « Montcalm » demain ; le temps de reprendre une cargaison et de conclure le mariage. J’ai hâte de me retrouver en brillante société, car, à vous entendre, on s’amuse bien à Québec ?

— Oui, j’ai vu, là-bas, de jolies fêtes et de jolies femmes, répondit le chevalier en riant. Mais voilà l’orage qui commence, permettez-moi de vous reconduire.

Les deux complices se mirent en marche. Alors l’inconnu sortit de sa cachette et, sans souci de la pluie qui tombait à larges gouttes, il les regarda disparaître au tournant de la rue.

— Les scélérats ! dit-il enfin. Quel plan infernal ! Ils ne se doutent guère, les canailles, que leur conversation a été entendue par moi car, sans cela, je ne donnerais pas cinq sous de ma peau… Allons, pour une fois que je me mêle d’écouter aux portes, je n’ai pas trop mal réussi. Pauvre Marguerite, pauvre Odette ! Que vont-elles devenir dans ce pays qui sera bientôt ravagé par la guerre ? Paul ne pourra rien pour ses sœurs car on saura l’éloigner. Le meilleur moyen c’est de prévenir M. Jordan : lui seul peut protéger ces pauvres enfants… Allons-y… Et, d’un pas rapide, l’inconnu se dirigea vers la maison de l’armateur.


CHAPITRE VIII
LE CAPITAINE LEVAILLANT.


M. et Mme Jordan, ainsi que leur nièce, étaient réunis dans le salon lorsque Maggy vint annoncer que le capitaine Levaillant demandait à être introduit.

— Qu’il vienne, dit M. Jordan.

Lilian s’était avancée à la rencontre de l’arrivant.

— Ah ! mon grand ami, quel plaisir de vous revoir !

Le capitaine mit un baiser sur le front de la fillette.

— On n’oublie donc pas ses amis, petite Lily ?

— On n’oublie personne, méchant capitaine. C’est Odette qui va être contente, nous avons bien prié pour vous, allez !

— Aussi, j’ai pensé à vous, moi aussi, vous verrez demain.

M. et Mme Jordan s’étaient, approchés ; le capitaine leur tendit la main en s’excusant de se présenter si tard.

— Vous savez que vous êtes chez des amis, dit M. Jordan, donc, nous mettrons les cérémonies de côté. Vous avez fait un bon voyage ?

— Magnifique, madame, mais je crois que mon séjour ici ne sera pas long. Il va bien le patron, mille tonnerres !

— Que voulez-vous dire, capitaine ? demanda M. Jordan.

— Vous ne savez pas ? Eh bien ! il se remarie et va s’établir au Canada.

— Se remarier, lui ? Mais avec qui ?

— Avec la belle Mlle O’Reilly, parbleu ! Tenez, écoutez plutôt la conversation que je viens de surprendre par un hasard vraiment providentiel.

Et, mot pour mot, le capitaine raconta à ses auditeurs attentifs les propos échangés entre les deux complices. L’armateur et sa femme étaient atterrés.

— Comment empêcher cette infamie ? demandèrent-ils. Prévenir M. Merville qu’on le trompe, il ne nous croira pas, car il est dupe de la comédie d’amour que lui joue la perfide. Conseillez-nous, capitaine, et, d’abord, dites-nous ce que c’est que ce Laverdie ?

— C’est un criminel de la pire espèce, qui n’est pas plus chevalier que moi. Son véritable nom est Pietro Lamberti. Sa mère, une Bohémienne, mariée à un Italien qui suivait la troupe errante, sentant sa fin approcher confia son fils à de bons religieux en leur demandant de l’élever et de le garder avec eux. Le lendemain, on trouva la malheureuse femme morte non loin du monastère ; ses doigts glacés serrait encore un chapelet de bois hoir, qu’elle récitait sans doute au moment où la mort l’avait surprise. Les moines lui donnèrent la sépulture et gardèrent le petit Pietro alors âgé de 4 ans. Le prieur du monastère avait un neveu du même âge dont les parents avaient péri dans un naufrage. Les deux enfants furent élevés avec soin et reçurent tous deux une éducation distinguée. Pietro récompensa ses bienfaiteurs en leur volant une somme considérable puis il prit la fuite, passa en Sardaigne et devint chef de brigands. Traqué par la justice, il fréta un navire et, sous le nom de Lopez, il devint la terreur des petits bâtiments marchands qu’il rançonnait sans pitié. Un jour, dans une escale qu’il fit à Toulon, il rencontra son camarade d’enfance. Celui-ci lui apprit qu’il avait une position dans les bureaux d’une compagnie maritime, qu’il était marié depuis un an et qu’il serait heureux de le présenter à sa femme. Le pauvre jeune homme ignorait l’infamie de son compagnon d’enfance, les bons religieux n’ayant pas juger à propos de lui faire part de la conduite de son ami ; ce fut son malheur. Pietro, reçu en ami de la maison, en profita pour capter la confiance de la jeune femme, naïve coquette facile à endoctriner. Un soir que Pierre Lamy, c’était le nom du jeune homme, revenait de son travail, il fut assailli par des matelots étrangers et, après une lutte inégale, les bandits s’enfuirent, laissant leur victime couverte de blessures. Des passants charitables qui le connaissaient le transportèrent chez lui où ils ne trouvèrent qu’une vieille servante qui leur dit que sa maîtresse n’était pas au logis. On fit mander un médecin qui déclara que les blessures étaient fort graves et que le malade ne passerait peut-être pas la nuit ; on installa une garde qui promit de ne pas quitter le blessé une seconde. Un prêtre vint et hocha la tête à la vue de cette pauvre figure tuméfiée, dont un œil disparaissait sous les bandes de toiles, qui entouraient le front.

— Le pauvre homme est bien mal, dit-il ; je vais lui donner l’Extrême-Onction. Si la connaissance lui revient, vous viendrez me cher-