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LES FANTÔMES BLANCS

Cette attitude, on le comprend, était loin de plaire à Mlle O’Reilly dont elle dérangeait les plans secrets. Elle résolut de brusquer les choses.

Un jour qu’elle avait eu un long entretien avec M. Merville, elle trouva le moyen de dire tout bas à Laverdie :

— Il faut que je vous parle. Trouvez-vous ce soir près du hangar que l’on construit sur le quai : j’irai vous rejoindre à neuf heures.

Le temps était très lourd ce soir-là, et de gros nuages qui montaient peu à peu dans un ciel sans lune faisaient présager un orage prochain.

Le chevalier fut exact au rendez-vous ; il avait hâte de recevoir la communication d’Ellen. Il se mit donc à se promener de long en large pour tromper son impatience. Les rares réverbères qui étaient censés éclairer les quais ne donnaient qu’une faible lumière à cette place peu fréquentée. Au moment où Laverdie passait sous l’un de ces réverbères, un homme qui débouchait d’une rue transversale eut un mouvement de surprise et se dissimula derrière un amas de débris laissé là par des ouvriers.

Cet homme, qui paraissait âgé d’une quarantaine d’années, portait l’uniforme de capitaine de la marine marchande ; il était grand d’allure, souple, et son teint bronzé attestait qu’il avait dû vivre sous bien des climats.

Pietro ici, murmura l’inconnu, du diable si je m’attendais à cette rencontre.

En ce moment, une femme, enveloppée dans un ample manteau, apparut au détour d’une rue voisine. Laverdie se précipita vers elle.

— Tiens, tiens, murmura l’homme, c’est trop drôle. Ce coquin de Pietro qui se donne le luxe d’avoir une maîtresse… Ce que ça doit être édifiant le langage de ces tourtereaux… Mais, Dieu me pardonne, c’est l’institutrice des filles du patron… Qu’est-ce que cette chipie peut bien manigancer avec ce Laverdie de malheur ? Rien de bon, je suppose… Essayons de comprendre.

Mais la place paraissait si déserte que les deux complices, arrêtés en face des décombres où se cachait le personnage mystérieux, se mirent à causer à mi-voix, de sorte que leurs paroles arrivaient jusqu’à lui claires et distinctes.

— Vous m’avez demandé de venir vous attendre ici, Ellen, disait le chevalier, nous nous voyons tous les jours. Pourquoi cet entretien secret ?

La jeune fille eut un petit rire ironique.

— Vous allez me donner une bien piètre idée de votre intelligence, Gaétan, dit-elle. N’avez-vous pas compris qu’un entretien tel que celui que nous devons avoir est trop important pour avoir lieu dans une maison où les murs ont des oreilles ?

— Question d’état alors ? railla Laverdie.

Mlle O’Reilly ne put réprimer un geste de colère.

— Oh ! oui, raillez, vous avez beau jeu, et pourtant vous êtes intéressé autant que moi à la réussite de mon plan.

— Ah ! toujours ce fameux plan, vous m’en avez déjà touché un mot. Quel est-il ?

Ce fut au tour d’Ellen de railler.

— Si j’avais une œuvre méritoire à accomplir, dit-elle avec dédain, ce n’est pas votre aide que je réclamerais. Je poursuis un but, et pour l’atteindre il me faut un instrument souple et docile. Voulez-vous être cet instrument ?

— Instrument passif entre vos jolies mains ? C’est flatteur. Et si je décline ce grand honneur ?

La jeune fille frappa du pied.

— Je dirais votre vrai nom, Pietro Lamberti, dit-elle sourdement.

Un tremblement convulsif agita les membres du chevalier.

— Chut ! taisez-vous… Ne prononcez pas ce nom… j’ai eu tort de vous conter cette histoire. Soyez discrète et je vous obéirai. De quoi s’agit-il ?

— Je veux que vous épousiez Marguerite. Que dites-vous de cela ?

— Dame ! sa fortune me plairait assez et la fille est charmante, mais voudra-t-elle ?

Ellen se rapprocha de son complice.

M. Merville vous a-t-il parler de ses projets ? demanda-t-elle.

— Oui ; d’abord, l’un de ses amis, parti la semaine dernière pour le Canada, doit acheter en son nom une grande propriété à Québec, dans la partie haute de la ville : c’est là qu’il veut vivre désormais. Vous savez-le reste, je suppose, vous, la principale intéressée ? conclut Laverdie, non sans sarcasme.

— Oui, nous avons résolu de brusquer les choses. Paul est prévenu : notre mariage aura lieu aussitôt son retour et en route.

— Mais pourquoi cette hâte ?

— Pourquoi ? J’admire votre naïveté, Gaétan. Je vous ai dit que mon oncle Murray avait l’intention de venir se fixer ici ; il voudrait que mon cousin épouse Marguerite : cette idée est passée chez lui à l’état de marotte. Or, M. Jordan vient d’apprendre, par un messager, que l’oncle Arold est très malade et que, par conséquent, Harry ne peut le quitter, même pour défendre sa belle contre ceux qui tiennent à lui faire changer d’air.

— Et qu’espérez-vous de ce changement ?

— Tout d’abord, le hasard nous favorise car, si mon oncle eut été ici, il n’eut pas voulu laisser partir cette chère Marguerite, et le mariage que je veux empêcher à tout prix, se ferait malgré moi.

— Vous l’aimez donc bien ce garçon ?

Ellen eut un geste intraduisible.

— Moi ? Suis-je capable d’aimer ? J’en doute. Mais je veux être riche, je veux briller dans le monde comme autrefois. La fortune de mon oncle est considérable et mon cousin héritera seul.

— Mais Mlle Merville l’aime, et j’ai tout lieu de croire qu’elle me déteste.

— Marguerite est une enfant qui ne connaît rien de la vie ; une fois séparé d’Harry, loin de toute influence malsaine, elle oubliera vite et, si vous êtes habile, nous l’amènerons facilement à partager nos vues.

— Soit, ne pouvant épouser votre cousin pour le moment, vous vous contentez d’un pis-aller. La richesse est votre seul objectif. Ah ! Ellen, vous êtes bien toujours la créature sans cœur et sans principes que j’ai connue.

Ellen se regimba.

— Ce n’est pas à votre école que j’aurais pu devenir une sainte, dit-elle avec dépit ; il vous