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les mendiants de la mort

chent pour un pays quelconque… fasse abnégation complète de son être et ne vive plus que dans une autre… Quand cette autre n’est qu’une amie… Je sens là quelque chose qui m’est encore inconnu.

— Eh bien ! oui… il y a là-dessous un secret appartenant à moi seul. Je vous ai toujours aimée, Valentine.

Elle le regarda un instant avec un air de triste surprise, et répondit :

— Aimée… avec le ton que vous mettez, maintenant à ce mot, je ne le croyais pas.

— Dès que je vous ai connue, je vous ai aimée… aimée avec l’interprétation que vous donnez maintenant à ce mot, et vous ne l’avez jamais su… c’est la meilleure preuve de cet amour que je puisse vous donner… mais des années d’une semblable discrétion sont bien longues.

— Elle était un devoir.

— Toute jeune fille que je vous ai connue, j’étais déjà votre ami… comme on l’est à vingt ans !… mais je n’espérais rien. Vous étiez alors tout occupée de l’étude de la peinture, artiste dans l’âme, éprise de la beauté des traits, de la perfection extérieure : c’était déjà vous voir aimer un autre que moi. Votre mère désirait pour vous un opulent mariage : c’était déjà vous voir unie à un autre que moi. Tout cela s’est réalisé ; vous avez d’abord formé une riche alliance, puis, redevenue libre par le veuvage et suivant votre propre penchant, vous avez aimé le Raphaël vivant, vous vous êtes unie à lui… Vous étiez heureuse alors… Je respectais ce bonheur comme un trésor sacré… Dieu sait que j’aurais voulu, aux dépens de ma vie, aux dépens de mon amour toujours ignoré, que ce bonheur durât éternellement ! Oh ! je n’avais pas de mérite à me taire alors, à rester méconnu, car alors je souffrais seul !

— Ce temps a passé si vile qu’il me semble un rêve.

— C’était un rêve en effet. Herman ne vous aimait pas, ne pouvait pas vous aimer.

Valentine fit un mouvement, mais Léon continua avec plus de force :

— Non, c’était une de ces pâles natures condamnées en naissant à la faiblesse, à la médiocrité en toute chose. Il y avait en lui des velléités de sentiment, des goûts, des penchants qu’il prenait pour des passions ; lui seul pouvait s’y tromper. Le monde où il a vécu, loin de le retremper, devait l’énerver davantage. Il a toujours été sans énergie