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les mendiants de la mort

vous. Aimer celui qui n’en est pas digne, prodiguer les trésors de son cœur au plus coupable des hommes comme au meilleur, est un rôle de femme qu’on trouve généralement admirable, sublime ; on donne à cette constance obstinée les noms de générosité, de dévouement. Pour moi, je ne peux ni sentir, ni penser ainsi. Ce sacrifice de tout son être envers qui le mérite peu n’a rien que je puisse estimer ; c’est une faute d’être injuste envers soi-même comme de l’être envers les autres ; c’est une faute de prodiguer follement l’amour… l’amour qui doit être la récompense suprême !

« J’ai compris aussi bien qu’une autre toutes les fautes qu’on pouvait pardonner. Je vous ai dit un jour que je me sentais un amour assez fort, assez absolu dans son bonheur, pour résister à tous les torts, à toutes les folies de l’être aimé… Si alors je n’en ai pas excepté une inclination basse de sa part, c’est que ma pensée n’aurait pu la concevoir !… Et l’amour que je croyais éternel a succombé à cette dernière épreuve.

« Le charme a disparu pour moi : je regarde votre portrait, je mets la main sur mon cœur et il ne bat plus.

« Je vous reverrais en vain, la jeunesse, la beauté, toutes les séductions qu’un homme peut offrir, ne font rien contre le désenchantement. Quand l’ivresse de l’âme est dissipée, aucun breuvage des sens ne peut la faire renaître.

« Mon véritable devoir maintenant est de vous quitter. Le simulacre d’union offert par cette même demeure où nous habiterions ensemble serait un mensonge, une hypocrisie continuelle envers le monde ; et après tout ce que vous avez été pour moi, de vains égards, une considération apparente, une conduite toute de convenance, seraient la haine et la mort.

« Je vous laisse la moitié de ma fortune ; vous trouverez sous ce pli les titres qui vous autorisent à en disposer.

« Vous pouvez accepter cette donation, qui, dans la pensée qui la guide, n’a rien d’offensant pour vous, et qui renferme une consolation pour moi.

« Je ne prétends pas, en vous laissant ces biens, insinuer que leur séduction seule vous ait attiré près de moi. Loin de là, je sais que l’ambition de la fortune pour elle-même n’existe pas en vous ; et ce témoignage doit vous rassurer sur mes intentions. Mais c’est un soulagement pour moi de vous laisser libre et maître de l’avenir. Dans